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Souvenirs / Memories

  • Nathalie

    FRANÇAIS

    C'est ma première soirée seul à Nancy. J'ai dix-huit ans. Il fait une chaleur insoutenable, et depuis la veille j'évolue dans une hébétude alcoolique entrecoupée de retraites, torse nu, dans la cage d'escalier de mon immeuble où l'obscurité et le silence sont complets. Je marche au hasard dans la ville. J'ai vaguement conscience de descendre vers le grand parc de la Pépinière, découvert la veille. Une femme en robe noire, au regard vide, me croise, au carrefour d'une rue dont je retiens le nom : Damerval. Je l'entends s'effondrer, derrière moi, à quelques mètres. Je l'aide à se relever et fais signe à un type qui approche, que je vais m'en occuper. Elle est complètement confuse, me tutoyant d'emblée. Elle me dit qu'elle habite rue de la Source et je décide de la ramener chez elle, même si je n'ai aucune idée d'où cela se trouve. Elle m'attire énormément et je me fais des films mentaux pendant qu'elle divague. Elle finit par me parler de sa dépendance au Subutex, de son fils mort, de son père qui s'est tiré une balle dans la bouche. Elle s'appelle Nathalie. Elle me dit qu'elle vit avec un certain Hassan ou Hassen, qu'elle décrit comme obèse et ayant « le coeur sur la main ». Arrivés chez elle, elle trouve porte close et agonit d'injures le Hassan ou Hassen en question, manifestement absent, puis nous redescendons. Elle me dit qu'elle comptait travailler ce soir et je finis par comprendre.

    Quand nous ressortons Hassan ou Hassen arrive, obèse au-delà de toute mesure, des bagues aux doigts, un mauvais sourire. La fille essaie de marcher toute seule, trébuche. Elle finit assise à même le sol, dos au mur, dans la ruelle, les cuisses écartées, défaite. Sa culotte noire, transparente, ne cache rien. Je vais pour l'aider à se relever mais Hassan ou Hassen me dit « Laisse. Il va falloir qu'elle se lève toute seule, il faudra bien qu'elle y arrive », sur un ton serein, dénué de toute compassion comme de toute méchanceté, et avec, à mon égard, une curieuse complicité, ou quelque chose qui relève d'une initiation. Elle parvient à se relever au bout d'un petit moment puis ils rentrent chez eux. Elle me dit, avant de nous quitter, que c'est bon pour le plan à trois, qu'untel est au courant, et je ne sais pas si dans son état elle me confond avec un autre, ou si elle joue la comédie devant son lui pour une raison quelconque. Mais elle m'embrasse sur la bouche avant de disparaître. Pendant des années qui suivent, je reviens sans arrêt dans cette rue. Et jamais je ne la revois, ni rue de la Source, ni ailleurs.

    Je ne me souviens plus de son visage. Elle est devenue un fantôme comme tant d'autres. J'ai souvent croisé, rue de la Source, une prostituée âgée, perpétuellement debout, parfois assise sur une chaise de bois. Elle se tenait à l'angle avec la rue Saint-Michel, et quasiment devant l'immeuble où Nathalie m'avait fait entrer – au numéro 20, probablement. J'aurais pu l'interroger ; je ne l'ai jamais fait.

    ENGLISH

    It's my first evening alone in Nancy. I'm eighteen. The heat is unbearable, and since the day before I’ve been drifting in an alcoholic stupor, broken up by shirtless retreats into the stairwell of my building, where darkness and silence are absolute. I wander through the city without direction. I’m vaguely aware I’m heading toward the big park, the Pépinière park, which I discovered the day before. A woman in a black dress, with a vacant look in her eyes, crosses my path at the corner of a street whose name I remember: Damerval. I hear her collapse behind me, just a few meters away. I help her up and wave off a man who’s approaching, signaling that I’ll take care of it. She’s completely disoriented, addressing me informally right away. She says she lives on Rue de la Source, and I decide to walk her home, though I have no idea where that is. I’m incredibly drawn to her and start playing out mental fantasies while she rambles. Eventually she tells me about her Subutex addiction, her dead son, her father who shot himself in the mouth. Her name is Nathalie. She says she lives with someone named Hassan or Hassen, whom she describes as obese and "with a heart of gold". When we arrive, the door is locked. She curses out the absent Hassan or Hassen, then we go back down. She tells me she was supposed to be working tonight, and I finally understand.

    As we step outside again, Hassan or Hassen shows up – grotesquely obese, rings on every finger, wearing a sly, unpleasant smile. The woman tries to walk on her own but stumbles. She ends up sitting on the ground, back against the wall, legs spread, undone. Her black, transparent underwear hides nothing. I go to help her up, but Hassan or Hassen stops me: "Leave her. She’s going to have to get up on her own, sooner or later", he says calmly, without either cruelty or compassion, and with, toward me, a strange sort of complicity – or something that felt like an initiation. She manages to get up after a while, and they go inside. Before leaving, she tells me the threesome is on, that someone’s been informed, and I can't tell if in her state she’s mistaking me for someone else, or if she’s putting on an act for him for some reason. But she kisses me on the mouth before vanishing. For years afterward, I keep returning to that street. I never see her again – not on Rue de la Source, not anywhere.

    I no longer remember her face. She’s become a ghost, like so many others. I often came across an older prostitute on Rue de la Source, always standing, sometimes sitting on a wooden chair. She stood on the corner with Rue Saint-Michel, almost in front of the building where Nathalie had taken me in – number 20, probably. I could have asked her about Nathalie. I never did.

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  • Campus (2015)

    FRANÇAIS

    J’erre dans les couloirs de la fac de lettres, exceptionnellement vides, repeints de frais, comme un cadeau que me ferait le destin ; me laisser déambuler ici, enfin seul, comme dans un rêve ou dans mes souvenirs matérialisés – car tous mes souvenirs ou presque sont des souvenirs solitaires.

    Des rideaux opaques, grisâtres, comme teintés par des siècles de poussière et de pénombre, cachent l'intérieur de certains bureaux, comme des maisonnettes au milieu des couloirs. Des mondes imbriqués, cachés. Certains sont manifestement occupés ; on devine des lampes allumées à travers le tissu. Aucun bruit ne s'en échappe. Qui est là ?

    Un peu plus loin, des portes en verre armé laissent filtrer des lumières rouges, ou bleues, intense et étranges, comme si l’on avait installé dans les salles qu’elles cachent des projecteurs de couleurs. Et la lueur verdâtre qui s’échappe des toilettes publiques. Entre tout cela, des poches d’ombres, des couloirs déserts aux ombres interminables. On a l'impression d'avancer dans un espace qui pour toujours existe dans un temps qui n'est ni le jour, ni la nuit.

    L'architecture brutaliste, uniformément grise des bâtiments, lorsqu'on les entrevoit par une fenêtre, ne laisse rien deviner du monde chaud, intime, d'ombres et de poches de couleurs qu'ils recèlent.

    ENGLISH

    I wander through the halls of the humanities building, exceptionally empty, freshly repainted, like a gift from fate; letting me roam here, finally alone, as if in a dream or in my memories made tangible – for all my memories, or almost all, are solitary ones.

    Opaque, grayish curtains, as if stained by centuries of dust and gloom, hide the interiors of certain offices, like little houses nestled within the corridors. Interlocking, hidden worlds. Some are clearly occupied; you can make out the glow of lamps behind the fabric. No sound escapes. Who’s in there?

    A bit further on, doors of reinforced glass let through red or blue light, intense and strange, as if colored spotlights had been installed in the rooms beyond. And the greenish glow leaking from the public restrooms. Between all this, pockets of shadow, deserted corridors with endless silhouettes. It feels like moving through a space that forever exists in a time that is neither day nor night.

    The brutalist architecture, uniformly gray, glimpsed through a window, gives no hint of the warm, intimate world inside—a world of shadows and pockets of color it secretly holds.

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  • Un monde de ruelles / A world of backstreets (2011)

    exploration psychogéographique,être perdu,hébétude,larmes,hortensias

    exploration psychogéographique,être perdu,hébétude,larmes,hortensias

    FRANÇAIS

    Des après-midi entières j'avance hébété dans les rues de quartiers qui me sont inconnus. Le sentiment d'être perdu, de me perdre volontairement, mêlé au choc de la vision de certains immeubles, de certaines ruelles, de certains détails comme des volets rouillés ou des hortensias morts dans un jardinet, me mènent au bord des larmes. Je parle seul avec la conscience que les passants, les automobilistes me voient, mais je crois en leur réalité encore moins qu'en la mienne.

    Je m'enfonce de plus en plus dans un monde toujours plus éloignée du centre et des lieux de vie, un monde de ruelles et d'arrière-cours, d'entrées d'immeuble sordides, de fenêtres opacifiées, de rideaux vieillots et sales, de rouille et d'odeurs de cave, où je peux enfin trouver le repos.

    ENGLISH

    Entire afternoons I wander dazed through the streets of neighborhoods unknown to me. The feeling of being lost – of deliberately losing myself – mixed with the shock of seeing certain buildings, certain alleyways, certain details like rusted shutters or dead hydrangeas in a tiny garden, brings me to the verge of tears. I talk to myself, fully aware that passersby and drivers can see me, but I believe in their reality even less than in my own.

    I sink deeper and deeper into a world ever more removed from the center and from places where life happens  – a world of alleyways and backyards, of sordid building entrances, of clouded windows, faded and dirty curtains, rust and the smell of damp cellars, where I can finally find rest.

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  • La fatigue et la vieillesse (non-daté) / Old age and fatigue (undated)

    FRANÇAIS

    J'entre dans des cours intérieures, des résidences muettes et qui semblent inhabitées. L'humidité et la moisissure mangent le crépi gris, contaminent tout de leur noirceur puante, qui vide le cœur de tout courage. Combien d'étudiants, de jeunes hommes et de jeunes femmes, dans ces murs qui étaient vieux avant même d'avoir été achevés ? Je les imagine au début de leur vie adulte, avec quelque chose sur le visage qui trahit déjà la fatigue et la vieillesse, une  fatigue qui émane des murs et les irradie jusqu'au plus profond de leurs cellules. Eux aussi, vieux avant d'avoir été construits.

    ENGLISH

    I enter inner courtyards, silent residences that seem uninhabited. Dampness and mold eat away at the gray plaster, contaminating everything with their foul blackness, which empties the heart of all courage. How many students, young men and women, within these walls, that were old even before they were finished? I picture them at the beginning of their adult lives, with something on their faces already betraying fatigue and old age, a fatigue that emanates from the walls and irradiates them down to the deepest part of their cells. They too, old before they were built.

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  • Avec Céline / With Céline (1995)

    FRANÇAIS

    Je raccompagne Céline chez elle, rue de Mon-Désert. Les rues baignent dans une lumière orange étrange,  excessivement colorée, mais malgré le fait que ce soit une couleur chaude, le tout a un côté malaisant, bizarre dans le sens déplaisant du terme. Des voitures sont stationnées absolument partout, une véritable invasion automobile. Là aussi cela a quelque chose d'étrange et d'excessif, renforcé par le fait qu'on ne croise absolument personne, et qu'il n'y a aucun bruit. D'autres rues du quartier sont plongées dans une obscurité complète. 

    ENGLISH

    I'm walking Céline home, to her place on Rue de Mon-Désert. The streets are bathed in a strange orange light – excessively saturated. And even though it's a warm color, the whole scene feels unsettling, disturbing in an unpleasant way. Cars are parked absolutely everywhere, a true invasion of automobiles. That too feels strange and over the top, made even more surreal by the complete absence of people and the total silence. Other streets in the neighborhood are plunged into complete darkness.

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  • Foules / Crowds

    FRANÇAIS

    Je suis avec Sigrid, elle est en noir, belle, jeune, exactement comme quand nous nous fréquentions. Je sais qu'elle est en couple (ou peut-être est-ce moi) mais il y a quelque chose d'irrépressible entre nous. Ensuite nous marchons dans une rue commerçante, probablement celle de la ville où je vis. Je prends Sigrid par la main et elle se laisse faire. Nous entrons dans quelque chose, un endroit qui pourrait être un restaurant ou un hôtel, et qui a un étage où nous montons, et là aussi il y a une vaste salle pleine de monde, et pour une raison que j'ai oubliée c'est là que nous devons nous séparer.

    *

    Le monde est toujours plus vivant, plus chaud, plus peuplé, dans les rêves. Il n'y est pas encore silencieux, vide, immobile, mais encore jeune, ou jeune à nouveau ; comme Sigrid est dans ce rêve à nouveau la jeune fille de vingt ans que j'ai connue autrefois.

    Maintenant que j'y pense, cette scène dans le lieu public où nous entrons est une sorte de variation d'un épisode que nous avons réellement vécu, quand après cette rencontre chez elle à Metz, dans son appartement caché au fond d'une cour intérieure, nous étions sortis marcher ensemble au hasard et avions découvert ce restaurant au bord de l'eau, sur une plateforme de bois ; il faisait bon et grand soleil, et nous avions regardé quelques instants ces familles et ces touristes attablés. Nous n'étions pas du même monde qu'eux. Ou pour le dire autrement nous n'appartenions pas au monde du tout.

    *

    Moi qui aime le silence et la solitude, j'imagine de plus en plus souvent mon appartement rempli d'amis, qui y vivraient leur vie, papoteraient, écouteraient de la musique, regarderaient un film, taperaient quelque chose sur un ordi... chaque pièce, bondée, bruyante, vivante, sans que je n'aie besoin de m'occuper de qui que ce soit.

    ENGLISH

    I'm with Sigrid. She's dressed in black, beautiful, young – exactly as she was when we were seeing each other. I know she's in a relationship (or maybe I am), but there's something irrepressible between us. Then we're walking down a shopping street, probably the one in the city where I live. I take Sigrid's hand and she lets me. We enter a place, maybe a restaurant or a hotel, and it has an upper floor that we go up to. There, too, is a vast room full of people, and for a reason I’ve forgotten, that’s where we have to part.

    *

    The world is always more alive, warmer, more crowded in dreams. It hasn't yet gone silent, empty, still – it is still young, or young again; just as Sigrid, in this dream, is again the twenty-year-old girl I once knew.

    Now that I think of it, that scene in the public place where we go is a kind of variation on something that really happened – after that meeting at her place in Metz, in her apartment hidden deep inside a courtyard, we had gone out to walk together aimlessly and discovered that restaurant by the water, on a wooden deck. The weather was warm and the sun was shining brightly, and we had stood for a few moments watching those families and tourists at their tables. We weren’t part of their world. Or rather, we didn’t belong to the world at all.

    *

    Though I love silence and solitude, I find myself more and more often imagining my apartment filled with friends, living their lives there – chatting, listening to music, watching a film, typing away on a laptop... every room crowded, noisy, alive, without my needing to take care of anyone.

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  • Malls & arcades

    FRANÇAIS

    Un correspondant allemand, récemment :

    Mon colocataire  est obsédé par les très vieux centres commerciaux que l'on appelle généralement « arcades » ici ; ils dégagent souvent un sentiment d'abandon, différent de n'importe quel autre type d'endroit. Walter Benjamin a tenté d'écrire un livre gigantesque à leur sujet, qu'il n'a jamais terminé. Le centre commercial moderne est une continuation de ces espaces, et ont été – si je ne me trompe pas – « inventés » dans leur forme moderne par un socialiste qui espérait créer de nouveaux espaces communautaires, des hyper-villes dans le sens positif du terme (je viens de le chercher, il s'appelait Victor Gruen) - la réalisation est allée à l'encontre de l'idéal, mais je crois que l'idéal résonne encore d'une certaine manière dans ces lieux. La fascination qu'ils exercent sur les gens (y compris sur moi) semble prépondérante, et même ceux qui les détestent vocalement me paraissent impressionnés par eux. Et les centres commerciaux qui disparaissent aujourd'hui sous la pression d'Internet ajoutent encore un autre angle - ce qui semblait être l'ultime corruption capitaliste de l'espace est aujourd'hui dévoré par la double transformation capitaliste de l'espace en non-espace : L'interaction devient virtuelle, les espaces où elle se produisait auparavant deviennent des Niemandsland.

    *

    Ma réponse :

    Il y a quelque chose qui me fascine et m'attire dans le fait de vivre entièrement « à l'intérieur », que ce soit dans un endroit délabré et sale comme Kowloon ou dans les luxueuses galeries marchandes des capitales européennes, ou dans les malls à l'américaine – peut-être parce que plus encore qu'une rue dans une ville, c'est un espace entièrement humain, au sens « entièrement artificiel », où la nature n'existe plus du tout, pas même sous la forme du ciel au dessus de nos têtes. Ce sont aussi des lieux clos, délimités, des microcosmes pour le dire autrement, et chaque microcosme est un lieu qui inspire immédiatement des récits possibles, un certain sentiment romanesque ; on se demande quelles histoires peuvent s'y dérouler, quelles relations entre les habitants / personnages, etc. Avec toute l'intensité que la notion de huis-clos apporte à une histoire. C'est ce qui est fascinant dans IGH. Le roman se déroule entièrement dans une tour résidentielle luxueuse et ultramoderne de la fin des années 70, avec des appartements, des magasins, des écoles, des espaces de loisirs, etc. Au début, l'immeuble semble être un microcosme d'une société idéale, mais au fil du temps, des tensions sociales et économiques commencent à apparaître entre les différents étages de l'immeuble, marqués par des classes sociales distinctes : les riches résident dans les étages supérieurs, tandis que les résidents les plus pauvres occupent les étages inférieurs. Au fur et à mesure que l'infrastructure de l'immeuble se détériore et que l'approvisionnement en nourriture et en services devient irrégulier, le chaos s'installe et les habitants, confrontés à l'isolement et à l'effondrement des normes sociales traditionnelles, sombrent dans la violence et la désintégration psychologique. À la fin du roman, ils ont plus ou moins dégénéré en un état préhistorique (perte du langage, cannibalisme, guerres tribales, lutte pour les « femelles », etc.), ce qui signifie que IGH n'est clairement pas un roman réaliste ou une étude sociologique déguisée en roman. Tout cela a bien sûr quelque chose de surréaliste (Ballard a été influencé par ce mouvement) et de métaphorique. Enfant, Ballard a été prisonnier dans un camp japonais, à Shangai, pendant la Seconde Guerre mondiale, et cette expérience (être un enfant seul au milieu d'adultes, dans un microcosme et dans des conditions totalement anormales) a influencé l'ensemble de son œuvre. Par ailleurs, il a également écrit un roman sur un centre commercial : Que notre règne arrive. Je le recommande également.

    *

    J'ai trouvé une version PDF de The Arcades Project de Walter Benjamin pour ceux que cela intéresse.

    *

    Le hasard et / ou la nécessité ont fait que je suis tombé quelques jours après cet échange sur la bande dessinée Revoir Paris de Schuiten et Petters. J'ai été ému aux larmes. Cela m'a rappelé mes propres fantasmes d'adolescence et mes lectures de jeunesse, comme Tardi, qui mettait en scène le vieux Paris, que tout le monde connaît même sans y avoir vécu, et qui est évidemment le seul Paris, le vrai Paris, plus vrai que le Paris d'avant Haussman ou d'après Jacques Chirac. Mais au-delà de ça le choc de cette histoire repose d'une part sur le fait que presque jusqu'à la fin de l'histoire, à chaque fois que l'héroïne s'approche de Paris, elle perd connaissance pour une raison ou une autre et se réveille à nouveau loin du centre. J'ai bien cru qu'elle n'y parviendrait jamais et que « revoir Paris » resterait un fantasme inatteignable, à la You can't go home again.

    D'autre part il y a quelque chose de plus informulable, que j’appellerais la poésie du Temps, à défaut d'un autre terme : cette impression si forte que produit le fait de revoir, dans une fiction ou dans un rêve, un lieu réel, dont le nom, le souvenir, l'identité, sont connues, intimement et collectivement, et qui pourtant se présente sous un visage complètement différent, du fait du passage du temps.

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    L'héroïne de la BD visite, entre autres choses, la galerie Vero-Dodat. Je l'ai visitée moi-même, ainsi que la galerie Colbert et d'autres, avec mes parents, quand ils nous ont emmenés, ma sœur et moi, à Paris, dans notre adolescence. J'avais été fasciné par la statue d'Eurydice au centre de la galerie Colbert, que j'avais prise en photo en me disant que cela ferait une jolie pochette pour une démo de post-punk (ma grande passion musicale alors) et par les vitrines des boutiques très chic, très bourgeoises, mais mystérieuses également, vieillottes, surannées, comme surgies du monde 1900 dont parle Walter Benjamin.

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    « La Galerie Véro-Dodat est un passage couvert historique à Paris, France. Elle est située dans le 1er arrondissement, reliant la rue de Jean-Jacques Rousseau et la rue de Croix-des-Petits-Champs. Il a été construit en 1826 1).

    La Galerie Véro-Dodat est construite par deux charcutiers entre la rue Bouloi et la rue de Jean-Jacques Rousseau, entre le Palais Royal et les Halles, en 1826. C'était pendant la dynastie de la restauration des Bourbons au début des années 1800, lorsque les passages couverts ou galeries à Paris étaient de plus en plus populaires. Ils offraient aux riches des endroits chauds et secs pour faire du shopping et dîner les jours de pluie et de boue. À une époque où les rues n'étaient pas encore pavées et où les égouts n'existaient pas, les billards, les bistrots et les bains publics des galeries servaient de terrain de jeu pour les adultes de la classe moyenne émergente. À l'apogée de leur popularité, au milieu du XIXe siècle, on comptait plus de 150 passages. Cependant, avec l'avènement du grand magasin vers 1850, les galeries commencent à décliner. Aujourd'hui, il ne reste que dix-huit passages 2).

    Le Véro-Dodat fut l'un des premiers passages de Paris à être éclairé au gaz en 1830, et l'un des derniers à tomber en décadence. Son déclin a commencé sous le Second Empire avec la disparition des Messageries Laffitte et Gaillard. Classé monument historique le 9 juin 1965, il a été restauré en 1997 pour retrouver sa splendeur néo-classique du XIXe siècle, avec ses élégantes boutiques d'antiquités, d'objets d'art, de livres d'art et d'accessoires de mode.  »

    https://www.altaplana.be/fr/dictionary/galerie-vero-dodat

    ENGLISH

    A German correspondent recently wrote:

    "My roommate is obsessed with very old shopping centers, which are generally called ‘arcades’ here; they often give off a sense of abandonment unlike any other type of place. Walter Benjamin attempted to write a massive book about them, which he never finished. The modern shopping mall is a continuation of these spaces, and was – if I’m not mistaken – 'invented' in its modern form by a socialist who hoped to create new communal spaces, hyper-cities in the positive sense (I just looked it up, his name was Victor Gruen). The result went against the ideal, but I believe the ideal still resonates in some way within these places. The fascination they exert on people (including me) seems pervasive, and even those who loudly claim to hate them still seem impressed by them. And the malls that are now disappearing under the pressure of the Internet add yet another layer – what seemed to be the ultimate capitalist corruption of space is now being devoured by the double capitalist transformation of space into non-space: interaction becomes virtual, and the places where it once occurred become no-man’s-lands."

    And I replied:

    "There’s something that fascinates and attracts me about the idea of living entirely indoors – whether in a decaying and dirty place like Kowloon, or in the luxurious shopping galleries of European capitals, or in American-style malls. Perhaps it’s because even more than a city street, this is an entirely human space, in the sense of being entirely artificial – where nature no longer exists at all, not even as the sky above our heads.

    They are also enclosed places, bounded, microcosms if you will – and every microcosm is a place that immediately inspires possible stories, a kind of romantic feeling; you begin to wonder what kind of stories might unfold there, what relationships between the inhabitants / characters, and so on. With all the intensity that the idea of a closed space brings to a narrative.

    That’s what’s so fascinating about High-Rise. The novel takes place entirely within a luxurious, ultra-modern residential tower from the late 1970s, with apartments, shops, schools, leisure spaces, etc. At first, the building seems like a microcosm of an ideal society, but over time, social and economic tensions start to emerge between the different floors, each marked by a distinct social class: the rich live on the upper floors, while the poorer residents occupy the lower ones. As the building’s infrastructure deteriorates and the supply of food and services becomes erratic, chaos sets in, and the inhabitants – faced with isolation and the breakdown of traditional social norms – descend into violence and psychological disintegration. By the end of the novel, they’ve more or less degenerated into a prehistoric state (loss of language, cannibalism, tribal warfare, struggle over 'females', etc.), which means that High-Rise is clearly not a realistic novel or a sociological study disguised as fiction. It’s something surreal (Ballard was influenced by that movement), and metaphorical.

    As a child, Ballard was imprisoned in a Japanese internment camp in Shanghai during WWII, and that experience – being a child alone among adults, inside a microcosm and in completely abnormal conditions – influenced all his work. He also wrote a novel about a shopping mall: Kingdom Come. I recommend it as well."

    I also found a PDF version of Walter Benjamin’s Arcades Project, for anyone interested.

    Then, by chance or necessity, just a few days after this exchange, I stumbled upon the graphic novel Revoir Paris by Schuiten and Peeters. I was moved to tears. It reminded me of my own teenage fantasies and youthful reading – like Tardi, who depicted the old Paris that everyone knows, even if they’ve never lived there, and which is obviously the only real Paris, the true Paris – truer than the Paris before Haussmann or after Jacques Chirac.

    But beyond that, the shock of this story lies, on one hand, in the fact that almost until the end, every time the heroine gets close to Paris, she loses consciousness for one reason or another, and wakes up far away again. I really thought she’d never make it there – that seeing Paris again would remain an unreachable fantasy, like in You Can’t Go Home Again.

    On the other hand, there’s something harder to put into words – what I would call the poetry of Time, for lack of a better term: that powerful feeling you get when, in fiction or in a dream, you see again a real place whose name, memory, and identity are known – intimately and collectively – and yet it appears in a completely different light, transformed by the passage of time.

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    The heroine of the graphic novel visits, among other places, the Galerie Véro-Dodat. I visited it myself, along with Galerie Colbert and others, with my parents when they took my sister and me to Paris during our teenage years. I had been fascinated by the statue of Eurydice at the center of Galerie Colbert – I even took a photo of it, thinking it would make a nice cover for a post-punk demo (my great musical passion at the time) – and by the display windows of the very chic, very bourgeois shops, which also felt mysterious, old-fashioned, anachronistic, as if they had emerged straight out of the Belle Époque world Walter Benjamin wrote about.

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    "Galerie Véro-Dodat is a historic covered passageway in Paris, France. It is located in the 1st arrondissement, connecting Rue Jean-Jacques Rousseau and Rue de Croix-des-Petits-Champs. It was built in 1826.

    The Galerie Véro-Dodat was constructed by two butchers between Rue du Bouloi and Rue Jean-Jacques Rousseau, between the Palais Royal and Les Halles, in 1826. It was during the Bourbon Restoration dynasty in the early 1800s, a time when covered passages or galleries in Paris were becoming increasingly popular. They offered the wealthy warm, dry places to shop and dine on rainy, muddy days. At a time when the streets were still unpaved and sewers did not yet exist, the billiard rooms, cafés, and public baths of the galleries served as playgrounds for the emerging middle class. At the height of their popularity, in the mid-19th century, there were more than 150 passages. However, with the rise of the department store around 1850, the galleries began to decline. Today, only eighteen remain.

    Véro-Dodat was one of the first passages in Paris to be lit by gas in 1830, and one of the last to fall into disuse. Its decline began under the Second Empire with the disappearance of the Laffitte and Gaillard coach services. Classified as a historical monument on June 9, 1965, it was restored in 1997 to regain its 19th-century neoclassical splendor, now housing elegant shops specializing in antiques, art objects, art books, and fashion accessories."

    https://www.altaplana.be/fr/dictionary/galerie-vero-dodat

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  • IUT / Institute of Technology (1993)

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    FRANÇAIS

    J'aimais les vieux couloirs de l'IUT ; et plus encore ses cages d'escalier qui, à partir d'une certaine hauteur, étaient constamment désertes et silencieuses. Elles étaient comme des zones de tranquillité ou d'anonymat où je passais de temps à autre, quitte à faire un détour, pour le plaisir d'entrer quelques secondes dans cet espace étrange à l'écart de la fourmilière. Il m'arrivait d'en rêver. Ou de fantasmer à leur sujet. Je ne saurais pas dire quoi exactement ; peut-être de gravir - ou descendre - les marches éternellement, ou alors de découvrir des étages inconnus, nouveaux, fascinants.

    Ai-je montré ces couloirs, ces cages d'escalier, à Laura, lorsqu'elle était venue me rendre visite à Nancy ? L'ai-je rêvé ? L'ai-je simplement imaginé puis intégré fallacieusement au récit de ma vie ?

    « Elle vous avait suivi docilement dans les couloirs infinis de l'Université, toujours plus sombres, plus silencieux, au fur et à mesure que vous y avanciez ; parfois vous croisiez de petits groupes d'étudiants, silencieux, semblant attendre quelque chose, ou assis à des pupitres, à même le couloir. Vous vous étiez ensuite perdus dans d'interminables cages d'escaliers, où de nombreux d'étages s'avéraient inaccessibles, à travers leurs portes vitrées verrouillées, que d'autres couloirs, d'autres escaliers. »

    Je rêve encore régulièrement, je rêve régulièrement depuis vingt ans des couloirs de la fac de Lettres et de l'IUT, et de ceux de mon lycée, de ceux du collège... Des couloirs où je me perds, où je cherche une salle que je ne trouve pas, des couloirs que je hante en sachant que je n'ai plus rien à y faire, ou bien, au contraire, où je reviens pour acquérir quelque chose que j'ai raté à l'époque et qui me manque. Parfois bondés, bruyants, pleins de vie. Parfois silencieux et obscurs. Ils sont le lieu, quoi qu'il en soit, où se rencontrent le destin individuel dans ses moments les plus décisifs - la formation, les choix faits pour l'avenir - et la découverte de la vie collective, l'appartenance heureuse ou pénible au troupeau.

    ENGLISH

    I loved the old corridors of the Institute of Technology; and even more so its stairwells which, from a certain height, were constantly deserted and silent. They were like zones of tranquility or anonymity where I would occasionally pass through, even if it meant taking a detour, just for the pleasure of spending a few seconds in this strange space, apart from the bustle. Sometimes I dreamed of them. Or fantasized about them. I couldn’t say exactly what; maybe endlessly climbing – or descending – the steps, or discovering unknown, new, fascinating floors.

    Did I show those corridors, those stairwells, to Laura when she came to visit me in Nancy? Did I dream it? Did I simply imagine it and then deceitfully incorporate it into the story of my life?

    "She had obediently followed you through the endless corridors of the University, growing darker, quieter the further you went; sometimes you crossed small groups of students, silent, seeming to wait for something, or sitting at desks right in the hallway. You then got lost in endless stairwells, where many floors proved inaccessible, behind their locked glass doors, leading to other corridors, other staircases."

    For twenty years now, I still regularly dream of the corridors of the Faculty of Letters and the Institute of Technology, and of those of my high school, of my middle school… Corridors where I get lost, where I search for a room I can’t find, corridors I haunt knowing I no longer belong there, or on the contrary, where I return to retrieve something I missed at the time and that I now lack. Sometimes crowded, noisy, full of life. Sometimes silent and dark. They are, in any case, the place where individual destiny meets its most decisive moments – education, choices made for the future – and the discovery of collective life, the happy or painful belonging to the herd.

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  • Carnaval / Carnival

    FRANÇAIS

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    (Photos publiées sur le groupe Facebook « Nancy Retro »)

    Quel bonheur, ces façades noircies par la fumée et les bagnoles, ces crépis sales, ce ciel pâle et vide...

    *

    J'ai toujours aimé le carnaval ; pas pour la licence sexuelle ou alcoolique qu'il permet, mais pour les masques eux-mêmes, les déguisements, et je n'ai jamais vraiment compris pourquoi. Peut-être est-ce parce que je ne sais pas déchiffrer les émotions des autres sur leur visage, parce que je ne sais jamais qui exactement ils sont ; et parce que moi-même j'avance masqué, et ai plusieurs vies.

    Et que le carnaval explicite tout ça, qu'il rend impossible le mensonge de l'identité et de la connaissance.

    *

    Un rêve d'il y a un peu moins d'une dizaine d'années :

    Je suis dans une cage d'escalier d'immeuble, obscure sans être spécialement glauque (quelque chose comme l'immeuble où vivait Lætitia à Nancy, en plus vaste). Il y a plusieurs personnes présentes qui descendent les escaliers. Une femme me demande de l'aider car elle a du mal à marcher, à moins qu'elle n'y voie plus rien. Sortis de l'immeuble, nous marchons un peu dans les rues. Je lève les yeux et ai un léger moment d'étonnement en voyant passer dans le ciel un immense bonhomme monté sur des échasses ou des jambes artificielles ; un personnage de carnaval nordique, masqué ou doté d'un visage exagéré, caricatural, en bois et en tissu.

    *

    Le premier rêve que j'ai noté au réveil, dans ma vie – j'étais adolescent – était un rêve carnavalesque :

    Une ville médiévale, toute en ruelles, en passages tortueux. Un magasin de cartes postales. Un saltimbanque, mort, dans une ruelle ; il a été égorgé.

    J'écoutais beaucoup Dead Can Dance à cette époque, et les avais découverts à l'occasion de la sortie de Into the Labyrinth, qui comporte notamment ce morceau :

    In the park we would play when the circus came to town.
    Look! Over here.
    Outside
    The circus gathering
    Moved silently along the rainswept boulevard.
    The procession moves on the shouting is over
    The fabulous freaks are leaving town.
    They are driven by a strange desire
    Unseen by the human eye.
    The carnival is over

    *

    Autant j'ai toujours détesté me déguiser, même enfant, autant le Carnaval a toujours exercé une fascination sur moi ; non pas le Carnaval prosaïque, vulgaire, populaire dans le mauvais sens du terme, qui avait et a toujours cours dans ma ville natale, avec ses beuveries et ses saucisses grillées sur fond de mauvaise variété et les mêmes plaisanteries lourdes sur Sarkozy, Hollande, Macron et le prochain, mais le Carnaval mythique, celui de la littérature, des films, des tableaux et même du jeu vidéo.

    Mon adolescence a été marquée par le jeu de rôle et rapidement les jeux et les scénarios disponibles dans le commerce ou dans Casus Belli ne m'ont plus suffi ; il me fallait inventer mes propres mondes, mes propres histoires, mes propres règles.

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    Et dans mes mondes intérieurs, le Carnaval, les masques, les parades et les défilés, l'aspect cérémoniel et farceur à la fois de tout cela, a toujours tenu une place importante.

    ENGLISH

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    (Photos published on the Facebook group "Nancy Retro")

    What a joy, these smoke-blackened façades and the cars, these grimy stuccos, that pale and empty sky...

    I’ve always loved carnival; not for the sexual or alcoholic license it allows, but for the masks themselves, the costumes, and I’ve never really understood why. Perhaps it’s because I can’t read other people’s emotions on their faces, because I never really know who exactly they are; and because I myself move masked, and lead several lives.

    And carnival makes all that explicit, making impossible the lie of identity and knowledge.

    A dream from a little less than ten years ago:

    I’m in the stairwell of an apartment building, dark without being especially grim (something like the building where Lætitia lived in Nancy, but larger). There are several people present, going down the stairs. A woman asks me to help her because she has trouble walking, or maybe she can’t see well anymore. Once outside the building, we walk a bit through the streets. I look up and have a slight moment of surprise seeing a huge man passing in the sky, mounted on stilts or artificial legs; a character from a northern carnival, masked or with an exaggerated, caricatural face, made of wood and fabric.

    The first dream I ever recorded upon waking, when I was a teenager, was a carnival dream:

    A medieval town, all alleys and winding passages. A postcard shop. A street performer, dead, in an alley; he had been slit throat.

    I listened to a lot of Dead Can Dance back then, and discovered them around the release of Into the Labyrinth, which includes notably this piece:

    In the park we would play when the circus came to town.
    Look! Over here.
    Outside
    The circus gathering
    Moved silently along the rainswept boulevard.
    The procession moves on the shouting is over
    The fabulous freaks are leaving town.
    They are driven by a strange desire
    Unseen by the human eye.
    The carnival is over

    *

    As much as I have always hated dressing up, even as a child, the Carnival has always held a fascination for me; not the prosaic, vulgar, popular Carnival in the worst sense of the word, which took place and still takes place in my hometown, with its binge drinking and grilled sausages set to the backdrop of bad pop music and the same heavy jokes about Sarkozy, Hollande, Macron, and the next one – but the mythical Carnival, the one of literature, films, paintings, and even video games.

    My adolescence was marked by role-playing games, and soon the commercially available games and scenarios in magazines like Casus Belli no longer sufficed; I needed to invent my own worlds, my own stories, my own rules.

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    And in my inner worlds, Carnival, masks, parades and processions, the ceremonial yet mischievous aspect of it all, have always held an important place.

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  • Somnambule en larmes / Sleepwalker in tears (2005)

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    FRANÇAIS

    Elle est à Nancy et nous repassons devant le 29 rue de la Source. J'émets l'idée de sonner chez quelqu'un, au hasard, et de faire des photos dans la cour intérieure, où aucun de nous deux n'est entré depuis des années. C'est excitant comme une plaisanterie de gosses : faire toutes les sonnettes et attendre qu'on nous ouvre. Après plusieurs essais infructueux, nous obtenons enfin une réponse et entrons. Dès le sombre couloir du premier corps de bâtiment, elle passe des rires aux sanglots ; derrière l'aspect anodin de cette petite excursion se joue quelque chose de beaucoup plus profond et douloureux, et je lui suis presque reconnaissant de verser ces larmes. Moi je n'y arrive pas, ou alors à des moments incongrus, inopportuns. Les murs étaient blancs à l’époque – ils ont été repeints. Les volets de son ancien appartement sont fermés. Nous sonnons mais personne n'ouvre. La cage d'escalier est déserte, il n'y a aucun bruit, aucune odeur. C'est un moment curieusement douloureux et excitant à la fois ; je prends des photos sans arrêt, des lieux et d'elle qui y avance comme une somnambule en larmes, et je me sens extérieur à tout cela, pur voyeur de sa tristesse, protégé par l'écran que forme l'objectif entre le monde et moi.

    ENGLISH

    She is in Nancy, and we pass again by 29 rue de la Source. I suggest ringing someone’s doorbell at random, and taking photos in the inner courtyard, where neither of us has set foot for years. It feels like a childish prank: ringing all the bells and waiting for someone to answer. After several unsuccessful attempts, we finally get a response and enter. From the dim hallway of the first building, her laughter turns into sobs; beneath the seemingly innocent nature of this little outing lies something much deeper and more painful, and I am almost grateful to her for shedding these tears. I can’t manage it, or only at awkward, inconvenient moments. The walls had been white back then – they’ve been repainted now. The shutters of her old apartment are closed. We ring the bell but no one opens. The stairwell is empty, silent, scentless. It’s a strangely painful yet thrilling moment; I keep taking photos, of the place and of her moving like a sleepwalker in tears, feeling completely outside it all – a pure voyeur of her sadness, protected by the screen the camera lens forms between the world and me.

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  • Bistrots fantômes - suite / Phantom bistrots - part two

    FRANÇAIS

    Je n'avais pas pensé depuis bien dix ou quinze ans à ce bistrot qui, dans ma jeunesse, se trouvait à peu près là où se passait mon rêvé de la nuit dernière. Et à vrai dire la dernière fois que j'y ai pensé, c'est moins le bistrot qui m'intéressait qu'une certaine Aline qui accompagnait ce jour-là les quelques camarades avec qui je zonais habituellement. À y repenser, cet après-midi avec elle, dans ce bistrot (un pub irlandais, il me semble ; nous avons en tous cas bu de la Guinness, chose assez rare en ville à l'époque) avait été doublement exceptionnel : c'est la seule fois dans ma vie que j'ai fréquenté cette camarade de classe que je connaissais pourtant bien de vue, et la seule fois que je suis entré dans cet établissement. Il était désert et hanté par un chien absolument gigantesque, un dogue allemand, peut-être. Impossible de retrouver l'endroit exact où il se situait dans la rue Foch, sur Google maps. Ce ne sont qu'enfilades d'immeubles de rapport aux façades austères et anonymes. Aucune trace sur Google. Aucune mention sur les groupes Facebook dédiés à la ville. Peut-être après tout n'a-t-il existé lui aussi qu'un après-midi.

    ENGLISH

    I hadn’t thought about that pub for at least ten or fifteen years – the one that, in my youth, stood roughly where the scene from last night’s dream took place. To be honest, the last time I thought about it, I wasn’t so much interested in the pub itself as in a certain Aline, who that day was accompanying the few friends I usually hung out with.

    Looking back, that afternoon with her, in that pub – an Irish pub, I think; we drank Guinness, which was quite rare in town back then – was doubly exceptional: it was the only time in my life that I spent time with that classmate, whom I actually knew well by sight, and the only time I ever set foot in that place.

    The pub was deserted, haunted by an absolutely enormous dog, probably a Great Dane. I’ve tried to find its exact location on Google Maps, but no luck. The street is just rows of nondescript, austere apartment buildings. No trace on Google. No mention on any Facebook groups dedicated to the town. Maybe, after all, it only existed that one afternoon.

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  • Gare / Station (1993)

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    FRANÇAIS

    Ce que j'aimais avec la gare et le quartier qui l'entourait, autrefois, c'est que tout cela ne cherchait pas à être spécialement beau, ou cool, ou culturel, ou convivial – c'étaient des lieux réels, réels parce que simplement fonctionnels et ne cherchant pas à masquer ou enjoliver ou idéologiser leur fonction au moyen d'un quelconque discours sous la forme d'une scénographie urbaine.

    Il va de soi que cela changé du tout au tout.

    ENGLISH

    What I loved about the station and the area around it, in the old days, was that they weren't trying to be especially beautiful, or cool, or cultural, or friendly – they were real places, real because they were simply functional and didn't try to mask or embellish or ideologize their function with some kind of urban scenography discourse.

    It goes without saying that this changed completely.

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  • Jeannot

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    FRANÇAIS

    Je le rencontrais de temps à autres en ville ou aux abords du boulevard Charlemagne, en costume de parfait cadre, un pack de bière sous le bras et un petit bracelet rose fluo en froufrous autour du poignet – ou à l'inverse, en perruque et robe moulante, mangeant une crêpe place Carnot. Ou sous la porte Stanislas, un boa léopard autour du cou. Il faisait partie d'une faune nancéienne d'originaux et de vieillards étranges qui parcouraient inlassablement les rues, et que j'associais à la part obscure, surréaliste, magique, de Nancy, qui s'était révélée à moi dès les premiers jours – tout comme la misère, la marginalité à Nancy s'étaient révélées à moi en la personne de Nathalie. Quelqu'un m'avait raconté que dans sa jeunesse Jeannot avait travaillé au Moulin Rouge, fréquenté Régine et le tout-Paris. Qu'il avait tenu un restaurant, rue Gustave Simon, dans les années 1970, où il présentait un numéro tous les soirs, chantant, dansant et se travestissant à la grande joie ou à la consternation de sa clientèle. Des années après son assassinat, j'avais pu trouver des photos qui le montraient affublé d'une perruque poudrée et de déguisements du XVIIIè siècle. Il était souriant, encore jeune, bel homme. Le 1er août 2003, des adolescents l'avaient poussé dans le Canal de la Marne au Rhin, et il s'y était noyé.

    ENGLISH

    I used to run into him now and then in town or near Boulevard Charlemagne, dressed like a perfect businessman, a pack of beer under his arm and a little neon pink frilly bracelet around his wrist – or, conversely, wearing a wig and a tight-fitting dress, eating a crêpe on Place Carnot. Or under the Porte Stanislas, with a leopard-print boa around his neck. He was part of a Nancéien fauna of eccentrics and strange old people who endlessly roamed the streets, and whom I associated with the dark, surreal, magical side of Nancy that had revealed itself to me from the very first days – just as misery and marginality in Nancy had revealed themselves to me in the person of Nathalie. Someone had once told me that, in his youth, Jeannot had worked at the Moulin Rouge, rubbed shoulders with Régine and the Parisian elite. That he'd run a restaurant on Rue Gustave Simon in the 1970s, where he performed a number every night – singing, dancing, and cross-dressing to the delight or dismay of his clientele. Years after his murder, I managed to find photos of him wearing a powdered wig and 18th-century costumes. He was smiling, still young, a handsome man. On August 1st, 2003, a group of teenagers pushed him into the Canal de la Marne au Rhin, and he drowned.

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  • Émilie (1995)

    FRANÇAIS

    Ses journées au restaurant commençaient à sept heures et se finissaient parfois à deux heures du matin. Elle devait avoir seize, dix-sept ans. La vie n'avait pas attendu pour la désigner sa place et ce qu'elle était en droit d'attendre. Elle me paraissait paumée, fatiguée et naïve ; une victime désignée comme il y en a tant. J'avais ressenti un vif dégoût, un soir où chez elle était présent l'un de ses patrons, la quarantaine, avec une dégaine de lumpenprolétaire combinard et cynique, juste assez malin pour acquérir un peu de pouvoir sur des gamines et en user. Il était affalé sur un matelas au sol, chez elle, et pérorait. J'imaginais qu'il tenterait tôt ou tard de la baiser. Peut-être qu'au milieu de mon dégoût je le jalousais pour cela.

    Un soir elle avait tapé à ma porte. Nous nous étions croisés deux ou trois fois depuis mon arrivée dans l'immeuble. Une brune timide, au regard étrange, un peu plus jeune que moi – donc mineure. Elle m'avait invité à boire une bière chez elle, avec une jeune femme qu'elle avait présentée comme sa sœur. Elle était serveuse dans un restaurant en ville. L'appartement était minuscule et évoquait un squat plus qu'autre chose, avec son matelas à même le sol et l'absence quasi-totale de meubles. Elle venait d'arriver de sa campagne, probablement seule pour la première fois, loin de ses parents. Ses cartons étaient encore fermés. Nous nous étions raconté nos vies respectives, mais je ne savais pas vraiment quoi leur dire et m'étais surtout contenté d'écouter. Puis nous étions sortis boire un verre dans un pub irlandais en face de l'immeuble.

    Le pub était quasiment plongé dans le noir. Nous étions les seuls clients. Je les avais écoutées discuter entre elles, n'ayant aucune question ni aucun commentaire à faire sur leurs vies dont je comprenais petit à petit qu'elles ne m'intéressaient pas, dont je réalisais que je ne voulais pas les connaître. La mort d'un père, véritable tyran domestique. Le frère tombé dans la drogue, violent lui aussi. L'enfant attendu, d'un homme non-identifié. Elles avaient fini par m'avouer – sans raison particulière, tout comme elles m'avaient menti sans raison particulière – qu'elles n'étaient pas sœurs.

    Qu'attendait-elle de moi ? Elle avait rapidement quitté l'immeuble et m'avait envoyé une ou deux lettres, longtemps, auxquelles j'avais probablement répondu avec un désintérêt poli. Elle n'avait pas insisté, attendant de pouvoir revenir me hanter, plus de dix ans après, au moment où je n'aurais plus aucun moyen de la retrouver.

    ENGLISH

    Her days at the restaurant started at seven in the morning and sometimes ended at two a.m. She must have been sixteen, seventeen years old. Life hadn’t waited to assign her a place and define what she was allowed to expect. She seemed lost, tired, and naive to me – a marked victim, one of so many. I had felt a strong disgust one evening when one of her bosses was at her place – a man in his forties, with the air of a scheming, cynical lumpen-proletarian, just clever enough to gain a bit of power over young girls and make use of it. He was sprawled on a mattress on the floor, at her place, and pontificating. I imagined he would try to screw her sooner or later. Perhaps, in the midst of my disgust, I envied him for it.

    One evening she knocked on my door. We had crossed paths two or three times since I’d moved into the building. A shy brunette with a strange look in her eyes, a bit younger than me – so, underage. She had invited me for a beer at her place, along with a young woman she introduced as her sister. She worked as a waitress in a restaurant downtown. The apartment was tiny and felt more like a squat than anything else, with a mattress on the floor and almost no furniture. She had just arrived from the countryside, probably alone for the first time, far from her parents. Her boxes were still sealed. We’d shared our life stories, though I didn’t really know what to tell them and mostly just listened. Then we went out for a drink at an Irish pub across the street.

    The pub was almost completely dark. We were the only customers. I listened to them talk to each other, with no questions or comments to offer about their lives – lives I was gradually realizing didn’t interest me, lives I didn’t want to know. A dead father, a true domestic tyrant. A brother who’d fallen into drugs, also violent. A pregnancy, with the father unknown. Eventually, they admitted to me — for no particular reason, just as they had lied for no particular reason – that they weren’t actually sisters.

    What did she expect from me? She quickly moved out of the building and sent me one or two letters over time, to which I probably responded with polite disinterest. She didn’t insist, waiting instead to come back and haunt me more than ten years later, at a time when I would have no way of finding her again.

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  • Cages d'escaliers infinies / Endless stairwells

    FRANÇAIS

    Les entrées et les cages d'escaliers des vieux immeubles ravivent des souvenirs d'enfance : être trimballé par ma mère, dans des immeubles où elle avait des gens à voir, généralement des médecins. Je rêve de plus en plus souvent de cages d'escaliers infinies, labyrinthiques, où règne une pénombre froide et dérangeante, qui n'est ni le jour ni la nuit. Je m'y perds à la recherche de quelqu'un ou d'un appartement, ou bien en fuyant un danger vague. Parfois ces cages d'escaliers donnent sur d'autres, comme si les immeubles communiquaient entre eux, sans nulle existence d'un monde extérieur. Parfois aussi ces immeubles contiennent des rues, des quartiers entiers – des mondes imbriqués.

    ENGLISH

    The entrances and stairwells of old buildings bring back childhood memories: being dragged around by my mother to buildings where she had people to see, usually doctors. I dream more and more often of endless, labyrinthine stairwells, where a cold and disturbing twilight reigns, neither day nor night. I get lost in them, searching for someone or an apartment, or fleeing from some vague danger. Sometimes these stairwells lead to others, as if the buildings were connected to each other, with no outside world existing. Sometimes these buildings also contain streets, entire neighborhoods – intertwined worlds.

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  • Effluves / Faint smells (2007)

    FRANÇAIS

    Les rues oubliées de Nancy, la nuit, avec leurs immeubles obscurs, l'hôpital central et ses grilles menaçantes, les jardins ouvriers, les ruelles, forment une ville secrète que ne cachent qu'aux touristes la Place Stanislas et les quelques hauts lieux du centre. Revenir à Nancy par ces rues désertes, de nuit, m'a toujours mis mal à l'aise, comme quelque chose qui sent vaguement la mort. Qui sent presque au sens propre – car j'ai toujours assimilé Nancy à l'odeur de la terre, d'une cave ou d'égouts, une odeur légère, presque imperceptible, et d'une profonde tristesse.

    Un lundi blafard au parc. Les allées sont désertes, à l'exception d'un paon, qui incompréhensiblement se promène en liberté. Quelques maigres effluves, mélange de végétation, de bière, de tabac, de déjections animales et de parfum, me frappent et évoquent en moi des images indescriptibles, à la limite de la conscience, incroyablement puissantes ; et j'ai alors l'impression d'être un prisonnier évadé, certain d'être rapidement repris, et cette pensée m'effraye.

    Il arrive que je marche dans les rues d'une ville quelconque, et soudain me monte au nez un effluve de tabac, l'odeur fantôme de la bière, les émanations d'une cuisine ; et me reviennent immédiatement la cité universitaire, la nuit vite tombée en automne, et les filles presque inconnues dont je partageais les repas dans la cuisine commune. Cette vie où chacun se sentait, et était, de fait, un étranger, où chacun n'était que de passage et où par conséquent il était possible d'aborder n'importe qui et de lui proposer de partager un repas ou une soirée paisible, sans que cela n'étonne personne. En une fraction de seconde, avant le moindre mot n'ait le temps de naître dans ma conscience, tout cela m'envahit à m'en briser le cœur, et je dois, sans rien montrer à celui ou celle qui m'accompagne et qui ne le comprendrait pas, tout oublier encore une fois.

    ENGLISH

    The forgotten streets of Nancy at night, with their dark buildings, the central hospital and its threatening gates, the workers’ gardens, the alleyways, form a secret city that only the Place Stanislas and a few prominent spots in the center hide from tourists. Returning to Nancy by these deserted streets at night has always made me uneasy, like something vaguely smelling of death. Almost literally – for I have always associated Nancy with the smell of earth, of a cellar or sewers, a faint, almost imperceptible scent, and a deep sadness.

    A pale Monday at the park. The paths are deserted, except for a peacock, inexplicably roaming free. A few faint smells – a mix of vegetation, beer, tobacco, animal droppings, and perfume – strike me and evoke in me indescribable images, at the edge of consciousness, incredibly powerful; and then I feel like an escaped prisoner, certain to be caught soon, and this thought frightens me.

    Sometimes I walk through the streets of some random city, and suddenly a whiff of tobacco rises to my nose, the ghostly smell of beer, the emanations of a kitchen; and immediately the university dorm comes back to me, the night falling quickly in autumn, and the girls I barely knew with whom I shared meals in the common kitchen. That life where everyone felt – and was – in fact, a stranger, where everyone was just passing through, and where it was therefore possible to approach anyone and invite them to share a meal or a quiet evening, without it surprising anyone. In a fraction of a second, before a single word can form in my mind, all this overwhelms me to the point of breaking my heart, and I must, without showing anything to the one who is with me and would not understand, forget it all once again.

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  • Benoît

    FRANÇAIS

    Je l'avais suivi dans sa cité universitaire déserte et obscure, à proximité du campus. Nous n'avions rien de particulier à faire chez lui ; peut-être voulait-il seulement me montrer l'étendue de sa solitude, le demi-enfer de pénombre et de silence où il ressassait sa jeunesse ratée et les innombrables échecs encore à venir qu'il pressentait. Sans être beaucoup plus âgé que moi, il était déjà empâté par l'alcool et la paresse, mal fagoté et sale, affichant consciemment ou non son renoncement à ne serait-ce que faire illusion, à dissimuler sa marginalité - une marginalité anonyme, méconnue et discrète, celle des enfants perdus de la classe moyenne, qui est la plus honteuse et dont on ne se remet jamais.

    ENGLISH

    I had followed him into his deserted and shadowy student housing near the campus. We had nothing in particular to do at his place; perhaps he only wanted to show me the extent of his solitude, the half-hell of dimness and silence where he brooded over his failed youth and the countless future failures he already sensed. Though he wasn’t much older than me, he was already bloated from alcohol and laziness, sloppily dressed and unclean, consciously or not displaying his refusal to even keep up appearances, to hide his marginality – a marginality that was anonymous, overlooked, and quiet, the kind that belongs to the lost children of the middle class, the most shameful kind, the kind you never recover from.

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  • Au ralenti / Idling

    FRANÇAIS

    Je passe la nuit chez elle, dans sa chambre de la cité Médreville. Elle ne porte qu’un T-shirt et ses jambes, son sexe disponible me hantent toute la nuit. Les heures passent comme des siècles. Dans le noir, à une distance qui ne permet pas de croire au contact accidentel, je lui touche le bras. Elle rit et je renonce à aller plus loin, mortifié. J'écoute ensuite un bruit sourd, venu de dehors, comme une voiture qui tourne au ralenti, qui me berce, et je finis par m'endormir.

    ENGLISH

    I spend the night at her place, in her room in the Médreville university dorm. She’s only wearing a T-shirt, and her legs, her available sex haunt me all night. The hours pass like centuries. In the dark, at a distance that rules out any accidental contact, I touch her arm. She laughs, and I give up on going any further, mortified. Then I listen to a low sound coming from outside, like a car idling, lulling me to sleep, and I eventually drift off.

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  • Absence totale de ciel / Total absence of sky (2000)

    FRANÇAIS

    Des couloirs à l'éclairage tantôt cru et aveuglant, tantôt insuffisant et sinistre, que je revois en rêve, et où je me perds avec une excitation morose. Escalators, locaux techniques, passages de service. Le bruit des systèmes de ventilation, léger mais constant. Un grondement sourd comme celui d'une machine paisible dont les clients qui déambulent feraient eux-mêmes partie. J'y errais en fin d'après-midi, lisant interminablement la presse dans les allées du Monoprix, déambulant entre les rayonnages impeccables. La lumière des néons, l'absence totale de ciel me reposaient et me rassuraient.

    ENGLISH

    Corridors whose lighting was sometimes harsh and blinding, sometimes dim and sinister, that I revisit in dreams and where I lose myself with a kind of morose excitement. Escalators, technical rooms, service passages. The sound of ventilation systems, light but constant. A dull hum, like that of a peaceful machine, of which the wandering customers seemed to be a part themselves. I would wander there in the late afternoon, endlessly reading the newspapers in the aisles of the Monoprix, drifting between the impeccable shelves. The neon lighting, the complete absence of sky, soothed and reassured me.

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  • Arrivée / Arrival

    FRANÇAIS

    Quelques extraits de mes journaux intimes de jeunesse :

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    1998

    J'ai emprunté à ma sœur une cassette où elle a enregistré, à la radio, plusieurs épisodes à la suite d'une émission comique. Je l'écoute dans ma chambre, en boucle, et dans la voiture où mes parents m'emmènent à Nancy pour trouver un appartement. Depuis des années je n'écoute que des musiques étranges, glaciales, inamicales et impartageables. Ces voix humaines, à la radio, avec ce son étouffé et maigre, perclus de parasites, me rappellent, je ne sais pourquoi, RTL qui passait en permanence dans la maison de ma grand-mère.

    Je m'imaginais prendre de nouvelles habitudes, de citadin. Me lever le matin en écoutant les nouvelles ou un débat quelconque, participant ne serait-ce qu'en tant qu'auditeur à une vie plus vaste que la mienne, celle de la nation entière. Mes années de jeunesse à Sarreguemines me paraissent, à ce moment-là, une lente et ennuyeuse préparation à la vraie vie, à la grande ville – quelque chose qui s'apparentait à une montée au front.

    J'éprouvais une excitation sans objet, mais profonde, en arrivant en voiture et en voyant défiler, à l’entrée de la ville, les vitrines des magasins et des services, des restaurants à kebab, des garages automobiles. Le décor n'avait rien de spectaculaire ni même d'engageant, et c'est paradoxalement la raison même pour laquelle Nancy m'a immédiatement ensorcelé ; je n'avais précisément pas l'impression d'être dans un décor, dans une ville se mettant elle-même en scène, ou une reconstitution pour touristes et citoyens post-modernes, mais dans un lieu réel, simplement et incroyablement réel, avec sa banalité, ses incohérences et ses redondances, et une résistance à se livrer proportionnelle à tout ce que je le savais receler.

    [...]

    Je marche dans la ville. J'accumule en moi, sans en avoir conscience, d'innombrables images de saleté et de grisaille, de décrépitude ; des murs noircis par la pollution et l’humidité ; des volets de fer rouillés ; des fleurs à l’agonie dans les jardins bordant les maisons. Ces visions me hanteront pour toujours.

    [...]

    Première visite à l’IUT pour des formalités. Temps automnal. Une nana me branche dès mon arrivée, s’appelle Sabrina et quand nous parlons musique, elle prétend connaître tout ce dont je lui parle. On va boire un café chez elle, à la Cité U, puis une bière chez moi. Nous sympathisons même si je ne sais pas trop sur quel pied danser.

    La Rentrée à l’IUT : amphithéâtre bondé, première rencontre avec monsieur P. qui me fait l’effet d’un fou, première fois aussi que je vois Céline qui me plaît immédiatement. En sortant, des mecs me serrent la main en me disant quelque chose comme « Il va falloir se serrer les coudes ». En effet nous sommes moins d’une dizaines de garçons sur toute la promo.

    Le soir, ma voisine de palier Émilie tape à ma porte. Je suis en train de regarder la télé en mangeant des petits écoliers, mais elle m’invite à boire une bière chez elle avec sa sœur. L’appartement est minuscule et les cartons ne sont pas encore défaits. On se raconte vaguement nos vies respectives. Je ne sais pas trop quoi leur raconter. Nous sortons boire un café dans le pub irlandais en face de l’immeuble. Je les écoute discuter toutes les deux, de leurs vies, en détails ; ma présence n’a pas l’air de les gêner. Émilie a perdu son père il y a deux ans, c’était un tyran domestique. Son frère se drogue depuis l’âge de 12 ans. Il l’a battue avec un bâton de bois, un jour. Elle est tombée enceinte d’elle ne sait pas qui, est sortie avec un homme de 37 ans, etc. Elles m’avouent finalement qu’elles ne sont pas sœurs. Je les observe et me sent un peu perdu face à ces filles paumées pour lesquelles je ne peux rien ; ni moi ni personne d’autre.

    [...]

    Après-midi de parrainage, par les 2ème années, qui nous emmènent dans un bistrot rue de Laxou. Ne sachant pas comment gérer le fait que des gens que je ne connais pas me parlent gentiment, je fais la gueule et m’efforce d’ignorer tout le monde, conscient de mon ridicule et incapable de faire autrement.

    1999

    Je me réveille à Nancy, à 7h40, il pleut et il fait sombre, les voitures bouchonnent dans les rues. Une rentrée dans les règles de l’art.

    Vers 10h je vais traîner à l’IUT, où il n’y a rien ni personne. Je passe à tout hasard chez Lætitia ; elle est là et nous nous retrouvons comme si nous nous étions quittés la veille. Jules arrive, qui a emménagé juste dans l’appartement du dessous. Nous passons l’intégralité de la journée à picoler, chez elle puis à la Cité U, où je retrouve les autres filles. Sandra lève un toast en mon honneur : « à toutes les filles que tu n’auras pas ».

    La rentrée proprement dite a lieu à 14h, amphithéâtre Gallé, qui est bondé. Nous nous mettons au tout premier, contre les murs, mêlés aux profs. Renaud L. est aussi froid et râleur qu’en juin, et félicite tous ceux qui sont passés en deuxième année, « même si tous ne le méritent pas ».

    2000

    Je suis à Nancy et le temps est gris, pluvieux, ce qui me convient parfaitement. Je dépose mon dossier à la fac de Lettres, le matin, et apprends que je n'aurai de réponse (quant à mon entrée directement en deuxième année de DEUG) qu'à la mi-septembre. Ensuite je vais sonner chez Lydie, qui est chez elle. Nous buvons du thé, mangeons des morceaux de gâteau et des tartines de Nutella.

    ENGLISH

    Some excerpts from my teenage diaries:

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    1998

    I borrowed a cassette from my sister on which she’d recorded several episodes of a comedy show from the radio. I listen to it on repeat in my room, and in the car as my parents drive me to Nancy to look for an apartment. For years, I’ve listened only to strange, cold, unfriendly, and unsharable music. These human voices, on the radio, with that muffled and thin sound, full of static, reminded me – though I don’t know why – of RTL, which used to play constantly in my grandmother’s house.

    I imagined myself picking up new habits, urban habits. Getting up in the morning and listening to the news or some random debate, participating – if only as a listener – in a life broader than my own, the life of the entire nation. At that moment, my youthful years in Sarreguemines seemed like a long and boring preparation for real life, for the big city – something like going off to the front.

    I felt a deep, objectless excitement as we arrived in the car and I saw, at the city’s edge, the storefronts of shops and services, kebab restaurants, auto garages. The scenery was nothing spectacular or even inviting, and that was precisely the reason why Nancy instantly enchanted me; I didn’t feel I was in a "setting", a self-aware city staging itself, or a reconstruction for tourists and postmodern citizens – but in a real place, simply and incredibly real, with all its banality, its incoherence and repetition, and a resistance to revealing itself that was proportional to everything I knew it held within.

    [...]

    I walk through the city. Without realizing it, I accumulate in myself countless images of filth and greyness, of decay; walls blackened by pollution and damp; rusty metal shutters; dying flowers in the gardens lining the houses. These visions will haunt me forever.

    [...]

    First visit to the IUT for administrative stuff. Autumn weather. A girl hits on me as soon as I arrive – her name’s Sabrina – and when we talk music, she claims to know everything I mention. We go for coffee at her place in the student residence, then a beer at mine. We hit it off, though I’m not quite sure what to make of it.

    First day of classes at the IUT: packed lecture hall, first encounter with Mr. P., who strikes me as completely mad; first time I see Céline, who I instantly like. When we leave, some guys shake my hand and say something like "We’re going to have to stick together." There are barely ten guys in the entire year group.

    That evening, my next-door neighbour Émilie knocks on my door. I’m watching TV and eating Petits Écoliers, but she invites me over for a beer with her "sister." The flat is tiny and the boxes are still unpacked. We vaguely share stories about our lives. I don’t really know what to say. We go have coffee at the Irish pub across the street. I sit there listening as they talk in detail about their lives; my presence doesn’t seem to bother them. Émilie lost her father two years ago – he was a domestic tyrant. Her brother’s been doing drugs since he was 12. He once beat her with a wooden stick. She got pregnant and doesn’t know by whom, dated a 37-year-old man, and so on. Eventually they tell me they’re not actually sisters. I watch them and feel a little lost in front of these troubled girls I can do nothing for – nor can anyone else.

    [...]

    Afternoon initiation organised by the second-years, who take us to a bar on rue de Laxou. Not knowing how to deal with people I don’t know being nice to me, I put on a sulky face and try to ignore everyone, fully aware of how ridiculous I am and unable to do otherwise.

    1999

    I wake up in Nancy at 7:40 AM. It’s raining and dark, and the streets are clogged with traffic. A textbook start to the year.

    Around 10 I go wander around the IUT, where there’s nothing and no one. On a whim I stop by Laetitia’s place; she’s home, and we pick up as if we’d never been apart. Jules shows up – he’s moved into the apartment just below hers. We spend the entire day drinking, first at her place and then at the student residence, where I meet up with the other girls. Sandra raises a toast in my honour: "To all the girls you’ll never have."

    The actual start of the year is at 2 PM, in the Gallé lecture hall, which is packed. We sit in the very front, next to the professors. Renaud L. is just as grumpy and cold as he was in June, and congratulates everyone who made it to second year – "even if not all of you deserve it."

    2000

    I’m in Nancy, and the weather is grey and rainy, which suits me perfectly. In the morning I drop off my application at the Faculty of Arts, and learn I won’t get a response (about entering directly into the second year of the DEUG) until mid-September. Then I ring Lydie’s doorbell – she’s home. We drink tea and eat pieces of cake and Nutella on toast.

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  • Décor à l'abandon / Abandoned scenery (2000)

    FRANÇAIS

    En me promenant, un dimanche, et en passant par le parc Sainte-Marie puis dans la rue où habitait Laetitia je réalise que je ne vis plus réellement dans la même ville. Tant de choses et de lieux qui ont été oubliés, désertés. Les quartiers environnants où je passais mon temps, près de la Taverne Flamande, à la cité Médreville, et aux abords du parc Sainte-Marie, tout cela a été oublié, relégué. La vieille ville. Les jardins d'ouvriers et les entrepôts déserts à l'entrée de Maxéville – aujourd'hui si lointains, inatteignables ; qu'irais-je bien y faire ? Et avec qui y aller ?

    J'aurais voulu retourner à la cité universitaire et et marcher seul dans les couloirs, que j'imaginais toujours vides ; repasser devant les portes désormais closes des chambres où il y a des millions d'années, quelqu'un qui portait mon nom dormait dans des lits appartenant à d'autres, lisait, se cachait. J'aurais voulu rester un peu dans les douches et les cuisines collectives, respirer leur silence et la légère odeur d'humidité, de vétusté qui devait y régner. C'est dans ces lieux où je n'avais rien à faire que j'avais appris ce qu'est la fraternisation avec des inconnus et des étrangers, quand on se sent un inconnu et un étranger soi-même. Où j'avais appris le va et vient des gens, l'imprévu, le sommeil au milieu des autres. Les rares fois où j'y étais effectivement retourné par la suite, mon fantasme s'était réalisé, comme par un cadeau de la vie, cadeau empoisonné probablement ; je m'y étais trouvé à peu près seul, comme si tout le monde avait quitté les lieux ; un décor laissé à l'abandon après la pièce.

    ENGLISH

    While walking one Sunday, passing through Sainte-Marie Park and then down the street where Laetitia  used to live, I realized that I no longer truly live in the same city. So many things and places have been forgotten, deserted. The surrounding neighborhoods where I used to spend my time – near the Taverne Flamande, the Médreville student residence, and around Sainte-Marie Park – all of that has been forgotten, relegated. The old town. The community gardens and abandoned warehouses at the entrance to Maxéville – now so distant, unreachable; what would I even go there for? And with whom?

    I had wanted to return to the university residence, to walk alone down its corridors, which I always imagined empty; to pass once more by the now-closed doors of rooms where, millions of years ago, someone bearing my name slept in beds that belonged to others, read, hid away. I wanted to linger for a while in the communal showers and kitchens, to breathe in their silence and the faint scent of dampness, of age, that must have lingered there.

    It was in those places where I had no reason to be that I learned what it meant to bond with strangers and foreigners, when you yourself feel like a stranger and a foreigner. Where I learned about people coming and going, the unexpected, sleeping among others. The few times I did return later on, my fantasy came true – as if life had granted me a gift, perhaps a poisoned one; I found myself more or less alone there, as if everyone had left the premises – like a set abandoned after the play.

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  • Lupanar / Brothel (2005)

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    FRANÇAIS

    Elle vivait près de la place des Vosges et de ses bizarreries architecturales, entre la collection de ruines antiques et le style Haussmannien. Son immeuble faisait face à un hôtel particulier qui me fascinait avec ses fenêtres étroites, hautes de plusieurs étages. Elle nous recevait dans son salon plongé dans une pénombre étrange, intime et chaude, seulement éclairée par une guirlande d'ampoules rouges qui nous faisaient nous deviner plus que nous voir, et donnait au tout une atmosphère de lupanar. L'ameublement était minimal ; un canapé, de grandes plantes en pot, une fourrure au sol. Mon logement, avec Aude, à l'époque, était impersonnel et froid. J’enviais ce cocon douillet et vaguement érotique. Elle y promenait ses longs cheveux bouclés, et les innombrables bijoux, qui de banale étudiante la transformaient en quelque chose de naïf et sophistiqué, entre la sorcière et la fille publique. Je n'étais-pas le seul à être sensible à l'ambiance ; avant de repartir, un soir, alors que notre hôte s'était absentée quelques instants du salon, Aude m'avait à voix basse, après un silence, demandé à faire l'amour en rentrant.

    ENGLISH

    She lived near the Place des Vosges and its architectural oddities, somewhere between a collection of ancient ruins and the Haussmann style. Her building faced a mansion that fascinated me with its narrow, multi-storey-high windows. She received us in her living room, immersed in a strange, warm, intimate half-light, lit only by a string of red bulbs that made us guess each other more than see each other, and gave the whole place a brothel-like atmosphere. The furnishings were minimal: a sofa, large potted plants and a furry floor. My home with Aude at the time was impersonal and cold. I envied this cozy, vaguely erotic cocoon. Her long curly hair and countless jewels transformed her from an ordinary student into something naïve and sophisticated, somewhere between a witch and a public girl. I wasn't the only one who was sensitive to the atmosphere; before leaving, one evening, when our host had left the salon for a few moments, Aude had asked me in a low voice, after a silence, to make love on the way home.

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  • La rentrée / Back to school (1992)

    FRANÇAIS

    J'ai toujours aimé l'ambiance de la Rentrée, quand j'étais au lycée. La grisaille et la nuit qui tombe vite, le traditionnel rendez-vous pneumologique à Forbach, le petit tour au ALDI, l'achat de fournitures, mais aussi de sucreries de Noël (déjà) et de cette boisson maltée allemande que j'adorais. J’ai un certain nombre de souvenirs comme ça, seul avec ma mère, dans des supermarchés aux alentours de Forbach, Saint-Avold, etc, où nous n’allions jamais le reste du temps.

    ENGLISH

    I've always loved the back-to-school atmosphere when I was in high school. The greyness and the fast-falling night, the traditional pneumological appointment in Forbach, the little trip to ALDI, buying supplies, but also Christmas sweets (already) and that German malt drink I loved. I have a number of memories like that, alone with my mother, in supermarkets around Forbach, Saint-Avold, etc., where we never went the rest of the time.

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  • Exil / Exile (2012)

    FRANÇAIS

    Une rue sinistre, qu'on dirait abandonnée et inhabitée depuis une quelconque guerre. Partout, de vieux volets métalliques perpétuellement fermés. Les barreaux aux fenêtres des rez-de-chaussée évoquent des images de prisons, d'internats vieillots et humides, de jeunesse inconfortable et triste.

    Sigrid vivait là, et c'était le décor parfait pour son exil intérieur dans la pauvreté et l'humiliation, dont je me demandais à quel degré il était volontaire. Pour arriver à son appartement il fallait emprunter, à travers des couloirs étroits et mal éclairés, un trajet tortueux qui donnait l'impression de s'enfoncer dans des bas-fonds secrets ; un labyrinthe invisible depuis la rue, menant à des enfers privés, insoupçonnables.

    J'ai gardé, au fil des années, ses adresses successives dans un répertoire. Elles forment un pauvre itinéraire, peu parlant, mais qui comme les numéros de téléphone ou les bribes de conversation dans un dossier d'archives, sont les seules choses tangibles auxquelles je puisse me raccrocher.

    ENGLISH

    A grim street, seemingly abandoned and uninhabited since some forgotten war. Everywhere, old metal shutters permanently closed. The bars on the ground-floor windows evoked images of prisons, of damp, outdated boarding schools, of an uncomfortable and sorrowful youth.

    Sigrid lived there, and it was the perfect setting for his inner exile into poverty and humiliation, the degree to which it was voluntary I often wondered. To reach his apartment, you had to follow a tortuous path through narrow, poorly lit corridors, giving the impression of descending into hidden depths; an invisible labyrinth from the street, leading to private, unsuspected hells.

    Over the years, I kept his successive addresses in a notebook. They form a poor itinerary, scarcely meaningful, but like old phone numbers or scraps of conversation in an archive file, they are the only tangible things I have left to hold on to.

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  • Foyer Sonacotra / Sonacotra hostel (1996)

    FRANÇAIS

    Il vivait dans l'un de ces quartiers ouvriers sordides et décrépis qui bordent le canal, aux abords d'une boulangerie industrielle. Je serais incapable de retrouver les lieux. Je me souviens de l'énorme cour intérieure où il disait faire du taï-chi très tôt le matin. Dans mon souvenir, elle était moins une cour qu'un terrain vague, offrant depuis l'appartement, dans les étages, une vue imprenable sur le désastre urbanistique, économique et humain qu'était ce quartier, et que j'aimais précisément pour cette raison. Je me souviens avoir exploré l'appartement en-dessous du sien, abandonné depuis l'incarcération de son locataire. Je lui avais volé deux pellicules, que je n'avais finalement jamais fait développer. Il y avait un foyer Sonacotra non loin, dont il m'avait raconté que des pensionnaires en avaient défenestré un autre. Je n'avais pas jugé bon de lui dire qu'une de mes tantes, alcoolique et schizophrène, avait passé une partie de sa vie dans des foyers de ce genre. Pas plus que je n'avais osé lui dire – mais peut-être aussi n'en avais-je pas encore vraiment conscience à l'époque – que ce monde-là m'attirait, que je sentais obscurément qu'un jour je finirais dans une semi-prison, un purgatoire de ce genre, et que c'était une idée effrayante mais attirante aussi, comme l'entrée au monastère ou l'abandon voluptueux  à l'irresponsabilité.

    ENGLISH

    He lived in one of those squalid, decaying working-class neighborhoods lining the canal, near an industrial bakery. I wouldn't be able to find the place again. I remember the enormous inner courtyard where he claimed to practice tai chi very early in the morning. In my memory, it was less a courtyard than a wasteland, offering from the apartment above an unobstructed view of the urban, economic, and human disaster that was this neighborhood – and which I loved precisely for that reason.

    I remember exploring the apartment below his, abandoned since its tenant had been incarcerated. I stole two rolls of film from it, which I ultimately never had developed. There was a Sonacotra hostel nearby, and he told me that some of its residents had once thrown another out the window. I didn’t think it necessary to tell him that one of my aunts – an alcoholic and schizophrenic – had spent part of her life in places like that. Nor did I dare tell him – or perhaps I wasn’t even fully aware of it myself at the time – that I was drawn to that world, that I had a vague sense I would one day end up in a semi-prison, some kind of purgatory like that, and that it was a frightening idea, but also an alluring one, like entering a monastery or surrendering completely, voluptuously, to irresponsibility.

    He lived in one of those squalid, decaying working-class neighborhoods lining the canal, near an industrial bakery. I wouldn't be able to find the place again. I remember the enormous inner courtyard where he claimed to practice tai chi very early in the morning. In my memory, it was less a courtyard than a wasteland, offering from the apartment above an unobstructed view of the urban, economic, and human disaster that was this neighborhood – and which I loved precisely for that reason.

    I remember exploring the apartment below his, abandoned since its tenant had been incarcerated. I stole two rolls of film from it, which I ultimately never had developed. There was a Sonacotra hostel nearby, and he told me that some of its residents had once thrown another out the window. I didn’t think it necessary to tell him that one of my aunts – an alcoholic and schizophrenic – had spent part of her life in places like that. Nor did I dare tell him – or perhaps I wasn’t even fully aware of it myself at the time – that I was drawn to that world, that I had a vague sense I would one day end up in a semi-prison, some kind of purgatory like that, and that it was a frightening idea, but also an alluring one, like entering a monastery or surrendering completely, voluptuously, to irresponsibility.

    Note:

    "Sonacotra hostels" were residential facilities originally established in France in the 1950s to house immigrant workers, particularly from former French colonies in North and West Africa. Managed by the state-owned company SONACOTRA (Société nationale de construction pour les travailleurs), these hostels were intended as temporary housing but often became long-term residences. Over time, many became associated with overcrowding, social isolation, and marginalization, reflecting broader issues of immigration and urban poverty in postcolonial France.

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  • Cyprès / Cypresses (2005)

    FRANÇAIS

    Je marche dans les rues. La pluie, l'ennui. Moins de souvenirs et d'émotion à chaque nouvelle visite. Pour ainsi dire : plus rien. La ville que j'ai connue dix ans auparavant n'est plus qu'un paysage imaginaire dont je dois me contenter. La fac de Lettres, ses Che Guevara crasseux qui vendent des légumes dans des cageots devant le grand amphi. Les murs taggés, partout, de slogans puérils. Je repars en revoyant des images de promenade nocturne sur le campus, avec Lydie ; le ciel étoilé, l'herbe sous nos pieds, de hauts cyprès, les barrières au loin. Mais je n'arrive pas à me souvenir si nous l'avons vraiment fait un jour, ou si c'était en rêve.

    ENGLISH

    I walk through the streets. Rain, boredom. Fewer memories, fewer feelings with each new visit. Soon, nothing at all. The city I once knew ten years ago is now just an imaginary landscape I have to make do with. The Humanities faculty, those grimy Che Guevaras selling vegetables from crates in front of the main lecture hall. The walls, covered everywhere in childish slogans. I leave again, recalling fragments of a nighttime walk on campus with Lydie – the starry sky, the grass beneath our feet, tall cypresses, fences in the distance. But I can’t quite remember if it really happened one day, or if it was only a dream.

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  • Exactement nulle part / Exactly nowhere

    FRANÇAIS

    J'ai récemment été avec France à la fête médiévale qui se tient tous les ans à quelques kilomètres de chez elle. Nous sommes passés en voiture (c'est moi qui conduisais) à travers plusieurs villages sur le trajet, où je n'avais pas remis les pieds depuis cette journée à vider la maison de la grand-mère de L. et dont je n'avais aucun souvenir.

    Il faisait incroyablement beau et France elle-même a fait la réflexion que ça sentait les vacances ; le ciel bleu, la végétation luxuriante, le fait même de rouler en voiture... Je n'avais jamais roulé dans ces communes qui bordent la grande ville, et cela me mettait dans un état mental assez étrange ; c'était comme me retrouver « pour de vrai » dans ces rêves où je marche ou  bien roule seul dans la ville, mais dans une version étrangère, parallèle, inconnue.

    C'était aussi comme revenir dans certains souvenirs, ou revoir une photo ancienne, oubliée, de ma jeunesse, mais en élargissant son cadre aux paysages environnants, et en ayant une chance d'y entrer, de les explorer. Un voyage dans le temps, l'espace, la mémoire.

    Ces villages font partie de ces zones étranges comme il y en a beaucoup autour de la ville, ou plus exactement des non-zones, des non-lieux, juxtapositions incohérentes, comme dans les rêves, de fermes ancestrales bordées par un magasin ACTION ou une pizzéria, et où l'on passe en quelques dizaines de mètres de jardins ouvriers à des tours d'habitation, des maisons Phoenix, des entrepôts, des terrains en friches. On est ni en ville, ni à la campagne, ni dans une zone commerciale ou industrielle. On est précisément, exactement nulle part.

    ENGLISH

    I recently went with France to the medieval fair that takes place every year a few kilometers from her home. We drove there (I was the one driving), passing through several villages along the way – places I hadn't set foot in since that day we emptied L.'s grandmother’s house, and of which I had no memory.

    The weather was unbelievably beautiful, and France herself remarked that it smelled like vacation – the blue sky, the lush vegetation, even just the act of driving... I had never driven through these towns that line the outskirts of the big city, and it put me in a rather strange state of mind. It was like finding myself for real inside those dreams where I’m walking or driving alone through a city – but in a foreign, parallel, unknown version of it.

    It also felt like returning to certain memories, or like seeing an old, long-forgotten photo from my youth – but with the frame widened to include the surrounding landscapes, and the chance to step into them, to explore them. A journey through time, space, and memory.

    These villages are part of those strange zones you find often around the city – or more precisely, non-zones, non-places. Incoherent juxtapositions, like in dreams: ancestral farms next to an ACTION store or a pizza place, where you pass in a matter of meters from community gardens to apartment blocks, prefab houses, warehouses, and overgrown vacant lots. It’s not the city, not the countryside, not a commercial or industrial zone. It’s exactly, precisely nowhere.

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  • Cité administrative / Administrative Complex (1998)

    FRANÇAIS

    J'avais accompagné Lydie, un jour, à la Cité Administrative. Un lieu en retrait, presque indevinable depuis la rue, dont j'ai un souvenir labyrinthique et qui m'évoque une fourmilière grouillante. C'est du reste l'impression que me donnent les bureaux en général ; des dédales coupés du monde par des stores à demi-baissés, aux moquettes et au mobilier vieillot qui vous font vous sentir comme perdu dans quelque zone oubliée de l'espace-temps.

    J'aimais cette ambiance d'oubli dans le travail, d'uniformité, de silence concentré, de lumière artificielle. J'aimais ne pas savoir, ne pas comprendre ce que les gens ici faisaient exactement. L'opacité du fonctionnement du monde a quelque chose de rassurant et de confortable ; on a conscience qu'on ne sait pas, qu'on ne comprend pas, et qu'on en a pas besoin ; on se sent extérieur, libre, contingent, détaché, désengagé, comme un enfant.

    ENGLISH

    One day, I accompanied Lydie to the Administrative Complex. A secluded place, almost impossible to guess from the street, which I remember as a labyrinth – evoking a swarming anthill. That’s the impression offices tend to give me in general: mazes cut off from the world by half-lowered blinds, with old carpets and outdated furniture that make you feel lost in some forgotten pocket of space-time.

    I liked that atmosphere of work-induced oblivion, of sameness, of concentrated silence, of artificial light. I liked not knowing, not understanding what exactly people were doing there. The opacity of how the world functions has something reassuring, something comforting about it – you’re aware that you don’t know, that you don’t understand, and that you don’t need to. You feel outside it all, free, contingent, detached, disengaged – like a child.

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  • Cocon triste / Sad cocoon (2002)

    FRANÇAIS

    J'aimais la résidence étudiante où vivait J. dans une petite rue endormie perpendiculaire à l'avenue Leclerc. Elle me rappelait – en plus silencieuse, en plus obscure et déserte, comme dans mes rêves – la cité universitaire où j'avais passé tant d'heures à errer de couloir en couloir et de chambre en chambre, auprès de quiconque serait là et voudrait bien de moi. Elle me faisait, pourtant, moins l'effet d'une résidence étudiante que d'un foyer de jeunes travailleurs ; il y avait dans l'air une ambiance, peut-être entièrement imaginaire, d'échec, d'errance dans la vie et de solitude. Un soir, j'avais croisé au rez-de-chaussée, ou dans une salle commune à un étage quelconque, quelques résidents silencieux, rassemblés dans la pénombre devant une télévision. J'avais envié cette atmosphère de cocon triste. Je ne savais pas encore que des années plus tard, je fréquenterais une fille vivotant dans une telle structure, loin de sa famille, incommensurablement seule, incomplète et avide d'une présence à accueillir chez elle et en elle. Je n'avais pas osé lui dire que j'aimais la savoir dans un tel environnement, que je la voulais justement triste et vulnérable, mendiant la moindre preuve d'amour que je pourrais lui donner, et qu'encore au-delà de tout cela, dans un recoin encore plus sombre de mes désirs, tout ce qu'il y avait de masochiste et de mort en moi, inexplicablement, l'enviait, elle aussi.

    ENGLISH

    I liked the student residence where J. lived, tucked away on a sleepy little street off Avenue Leclerc. It reminded me – quieter, darker, more deserted, like in my dreams – of the university housing where I had spent so many hours wandering from corridor to corridor, room to room, lingering near anyone who happened to be there and might accept me. Yet it felt less like a student residence than a shelter for young workers; there was, in the air – perhaps entirely imagined – a sense of failure, of drifting through life, and of solitude. One evening, I passed by a few silent residents, either on the ground floor or in a common room somewhere, huddled together in the dim light in front of a television. I envied that cocoon of quiet sadness. I didn’t yet know that, years later, I would be involved with a girl barely scraping by in a place like that, far from her family, immeasurably alone, incomplete, and craving a presence to welcome into her home and into herself. I hadn’t dared to tell her that I liked knowing she lived in such a place – that I wanted her precisely like that: sad and vulnerable, begging for the smallest sign of love I could offer her. And beyond all that, in a still darker corner of my desire, everything within me that was masochistic and death-bound envied her too, inexplicably.

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  • Direction cimetière / Towards the graveyard

    FRANÇAIS

    Hier soir j'ai pris le parti d'avancer au hasard, là où mes pas me porteraient. Je suis repassé dans la petite ruelle, espérant revoir cette véranda illuminée qui m'avait émerveillé, hier – une véranda vitrée, à 5 côtés, dans laquelle une gentille petite famille passait le temps, à la lueur de bougies et de petites lampes. Quelque chose de presque insupportablement heureux. Mais cette fois, la maison était plongée dans le noir. Pas de magie deux jours de suite, ou en tous cas pas la même.

    Celle d'aujourd'hui allait être plus sombre et plus étrange ; j'aurais dû m'en douter dès le début, dans la rue précédente, avec ce jardin obscur fermé par un grillage tordu et envahi par la végétation, par les ronces, d'où surnageaient quelques petites roses blanches. Je me suis arrêté devant et l'ai regardé longuement, sans savoir exactement pourquoi il me fascinait. Plus loin, alors que j'avais quitté ce petit quartier-là, sans un regret, pour prendre une rue au hasard après la Mairie, je retombais sur la même chose, le même effet ; une petite maison décrépite, au bas d'une longue rue très en pente, avec une grille bien noire, que la végétation recouvrait en partie ; cela cachait l'essentiel de la maison. J'ai toujours aimé ça, cette ambiance de décomposition, de vieillesse, je ne sais pas pourquoi.

    J'ai remonté la rue, dont je me suis rendu compte assez vite que je ne l'avais jamais empruntée. Les maisons m'obsédaient comme toujours dans mes balades nocturnes, avec leurs fenêtres illuminées, chaleureuses, qui font se sentir encore plus seul, et renvoient à quelque chose de sans doute très primitif – l'envie d'aller toquer à la porte pour avoir un peu de chaleur et rencontrer des congénères. S'approprier leurs vies, aussi, leur univers, car une maison, c'est un univers en soi. Souvent, rien que la couleur d'un papier peint, un tableau au mur, la forme d'une lampe, font naître des histoires et des fantasmes. Chaque maison est un roman.

    La rue débouchait sur la cité. Sur la totalité de mon champ de vision, des HLM de petite taille, des gazons, des chemins bétonnés, des garages ; un monde miniature parfaitement organisé, domestiqué. J'avançai droit devant moi, dépassant des groupes d'ados tranquilles, des pères de famille, personne ne prêtait attention à moi. Les HLM oranges, illuminés, semblaient irréels.

    Devant une belle maison : je me plaçai par rapport au réverbère et aux branches des arbres au dessus de moi, pour avoir la plus belle lumière et le plus beau cadrage. Et je réalisai à nouveau que je ne vois pas la réalité ; je vois mes fantasmes, et je n’aborde pas le réel comme un réel, mais comme une matière esthétique, une œuvre qui ne demanderait qu’à être fixée, en appuyant sur un bouton.

    En sortant de la cité HLM j'étais à nouveau en terrain connu ; rien ne m'empêchait de redescendre vers la mairie, puis de rentrer chez moi. Mais comme en rêve, je vis à nouveau des chemins et des rues qui montaient vers des quartiers que je n'avais pas remarqués jusque là. Je montai une rue discrète où presque toutes les maisons étaient plongées dans le noir. L'impression d'irréalité se fit plus forte, et culmina quand j'arrivai devant le cimetière. Sa longue muraille terminait la rue et barrait l'horizon ; au dessus, la lune, absolument pleine, jaunâtre, énorme. Le funérarium ressemblait à un bâtiment romain, et avec ses plantes exotiques, en façade, j'eus plus que jamais l'impression d'être dans un décor. De l'autre côté de la route, c'étaient des entrepôts, puis des arbres et la nuit.

    Je longeai le cimetière et descendis un petit chemin sous les branches, qui donnait sur les champs ; on sortait de la ville. Mais un autre embranchement menait vers des baraquements militaires à l'abandon, fermés par des barbelés. Le sol était boueux. La sensation d'irréalité laissa la place à d'autres pensées, plus personnelles, des visages anciens me revenaient. Un changement subtil d’ambiance, d’un pas à l’autre, comme toujours, à plusieurs reprises pendant les ballades ; chaque coin de rue, chaque nuance architecturale, chaque subtile modification de l’éclairage emporte vers d’autres mondes intérieurs. Je pensais à Émilie Forest. Je me répétais son nom, comme un mantra, ou comme pour lui redonner un peu de réalité, un peu de chair. Son nom ne m'étais pas apparu depuis des années, et semblait surgi d'une vie antérieure. Émilie Forest ; une apprentie serveuse qui était ma voisine de palier quand j'étais jeune étudiant, et qui fut la première personne que j'y ai connue et fréquentée pendant quelques semaines avant qu'elle disparaisse purement et simplement. Je me suis demandé si elle allait bien.

    *

    Note : en relisant le récit de cette balade, j'ai pensé à Béatrice, en me demandant pourquoi, puisqu'elle n'a jamais vécu dans ce quartier, avant de réaliser que c'est aujourd'hui au cimetière en haut de la côte qu'elle habite, ou pour être plus exact, que se trouvent les cendres de son corps. Je me souviens maintenant aussi que je lui avais donné ce texte à lire, puisque nous parlions de la méditation, qu'elle pratiquait assidument pour tenir aussi éloignée que possible la douleur – en plus des multiples doses de kétamine qu'elle s'envoyait quotidiennement – généralement sans grand succès. Je lui soutenais donc que de se balader dans un certain état d'esprit s'apparentait à une forme de méditation ; avancer sans réfléchir, l'esprit vide, entièrement ouvert aux perceptions d'une part, aux idées et images mentales naissant toute seules, incontrôlées, dans l'esprit, d'autre part.

    ENGLISH

    Last night, I chose to wander aimlessly, letting my steps take me wherever they wished. I passed again through the little alley, hoping to catch sight once more of that illuminated veranda that had so enchanted me the night before – a five-sided glass veranda where a sweet little family was spending time together by the light of candles and small lamps. Something almost unbearably happy. But this time, the house was shrouded in darkness. No magic two nights in a row – or at least, not the same kind.

    Tonight’s magic would be darker and stranger; I should have guessed it right from the start, in the previous street, where there was a shadowy garden behind a twisted fence, overrun with vegetation and brambles, with a few pale white roses floating above it all. I stopped in front of it and stared for a long time, not knowing exactly why it fascinated me. Farther on, having left that little neighborhood behind without regret, I took a street at random after the Town Hall – and there it was again, the same feeling. A small, decrepit house at the bottom of a steep street, with a deep black gate partly swallowed by vegetation. It obscured most of the house. I’ve always loved that kind of thing – that atmosphere of decay and age – I don’t know why.

    I climbed the street and quickly realized I had never walked it before. The houses obsessed me, as they always do during my night walks, with their lit-up windows, so warm and inviting, making you feel all the more alone, and evoking something no doubt very primitive – the urge to knock on the door, just to get a little warmth and meet fellow humans. To take over their lives, too, their worlds – because a house is a world unto itself. Often, just the color of a wallpaper, a painting on the wall, the shape of a lamp, is enough to spark stories and fantasies. Every house is a novel.

    The street opened onto the housing project. Across my entire field of view: small apartment blocks, lawns, paved paths, garages – a miniature world, perfectly organized, domesticated. I walked straight ahead, passing quiet teenagers and fathers with kids – no one paid me any attention. The orange, illuminated apartment blocks looked unreal.

    In front of a beautiful house, I positioned myself with respect to the streetlamp and the branches above me to get the best light, the best framing. And once again, I realized I wasn’t seeing reality – I was seeing my fantasies, and I wasn’t approaching the real as real, but as aesthetic matter, a work just waiting to be captured by the press of a button.

    Leaving the housing project, I was back in familiar territory; nothing stopped me from heading back down to the Town Hall, then home. But like in a dream, I saw paths and streets again, rising toward neighborhoods I hadn’t noticed before. I climbed a quiet street where nearly every house was dark. The sense of unreality grew stronger and peaked when I reached the cemetery. Its long wall closed off the street and blocked the horizon; above it, the moon – absolutely full, yellowish, enormous. The funeral home looked like a Roman building, and with its exotic plants out front, I felt more than ever as if I were on a set. Across the road, there were warehouses, then trees, then night.

    I walked along the cemetery wall and took a small path beneath the branches that led to open fields – we were leaving the city. But another branch of the path led toward some abandoned military barracks, fenced off with barbed wire. The ground was muddy. The feeling of unreality gave way to other thoughts, more personal ones; old faces came back to me. A subtle shift in mood, step by step, as always during these walks – every corner, every architectural nuance, every faint change in lighting carries you into another inner world. I thought of Émilie Forest. I repeated her name like a mantra, or as if to give it back a bit of substance, a bit of flesh. I hadn’t thought of that name in years – it felt like it belonged to a past life. Émilie Forest: a waitress-in-training who had lived in the apartment across from mine when I was a young student, the first person I met there and spent time with for a few weeks before she simply vanished. I wondered if she was doing okay.

    Note: Upon rereading this account of the walk, I thought of Béatrice and wondered why, since she never lived in that neighborhood – before realizing that today, it’s in the cemetery at the top of the hill where she lives now, or to be more exact, where her ashes lie. I now remember that I had given her this text to read, since we were talking about meditation – a practice she pursued diligently to keep the pain at bay – as far away as possible – on top of the multiple doses of ketamine she was taking daily, generally with little success. I argued that walking in a certain state of mind was akin to a form of meditation: moving forward without thinking, with an empty mind, fully open to perceptions on one hand, and to the spontaneous, uncontrolled images and thoughts rising within on the other.

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