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Souvenirs

  • Noirceur (non-daté)

    J'entre dans des cours intérieures, des résidences muettes et qui semblent inhabitées. L'humidité et la moisissure mangent le crépi gris, contaminent tout de leur noirceur puante, qui vide le cœur de tout courage. Combien d'étudiants, de jeunes hommes et de jeunes femmes, dans ces murs qui étaient vieux avant même d'avoir été achevés ? Je les imagine au début de leur vie adulte, avec quelque chose sur le visage qui trahit déjà la fatigue et la vieillesse, une  fatigue qui émane des murs et les irradie jusqu'au plus profond de leurs cellules. Eux aussi, vieux avant d'avoir été construits.

  • Avec Céline (1995)

    Je raccompagne Céline chez elle, rue de Mon-Désert. Les rues baignent dans une lumière orange étrange,  excessivement colorée, mais malgré le fait que ce soit une couleur chaude, le tout a un côté malaisant, bizarre dans le sens déplaisant du terme. Des voitures sont stationnées absolument partout, une véritable invasion automobile. Là aussi cela a quelque chose d'étrange et d'excessif, renforcé par le fait qu'on ne croise absolument personne, et qu'il n'y a aucun bruit. D'autres rues du quartier sont plongées dans une obscurité complète. 

  • Foules

    Je suis avec Sigrid, elle est en noir, belle, jeune, exactement comme quand nous nous fréquentions. Je sais qu'elle est en couple (ou peut-être est-ce moi) mais il y a quelque chose d'irrépressible entre nous. Ensuite nous marchons dans une rue commerçante, probablement celle de la ville où je vis. Je prends Sigrid par la main et elle se laisse faire. Nous entrons dans quelque chose, un endroit qui pourrait être un restaurant ou un hôtel, et qui a un étage où nous montons, et là aussi il y a une vaste salle pleine de monde, et pour une raison que j'ai oubliée c'est là que nous devons nous séparer.

    *

    Le monde est toujours plus vivant, plus chaud, plus peuplé, dans les rêves. Il n'y est pas encore silencieux, vide, immobile, mais encore jeune, ou jeune à nouveau ; comme Sigrid est dans ce rêve à nouveau la jeune fille de vingt ans que j'ai connue autrefois.

    Maintenant que j'y pense, cette scène dans le lieu public où nous entrons est une sorte de variation d'un épisode que nous avons réellement vécu, quand après cette rencontre chez elle à Metz, dans son appartement caché au fond d'une cour intérieure, nous étions sortis marcher ensemble au hasard et avions découvert ce restaurant au bord de l'eau, sur une plateforme de bois ; il faisait bon et grand soleil, et nous avions regardé quelques instants ces familles et ces touristes attablés. Nous n'étions pas du même monde qu'eux. Ou pour le dire autrement nous n'appartenions pas au monde du tout.

    *

    Moi qui aime le silence et la solitude, j'imagine de plus en plus souvent mon appartement rempli d'amis, qui y vivraient leur vie, papoteraient, écouteraient de la musique, regarderaient un film, taperaient quelque chose sur un ordi... chaque pièce, bondée, bruyante, vivante, sans que je n'aie besoin de m'occuper de qui que ce soit.

  • Malls et arcades

    Un correspondant allemand, récemment :

    Mon colocataire  est obsédé par les très vieux centres commerciaux que l'on appelle généralement « arcades » ici ; ils dégagent souvent un sentiment d'abandon, différent de n'importe quel autre type d'endroit. Walter Benjamin a tenté d'écrire un livre gigantesque à leur sujet, qu'il n'a jamais terminé. Le centre commercial moderne est une continuation de ces espaces, et ont été – si je ne me trompe pas – « inventés » dans leur forme moderne par un socialiste qui espérait créer de nouveaux espaces communautaires, des hyper-villes dans le sens positif du terme (je viens de le chercher, il s'appelait Victor Gruen) - la réalisation est allée à l'encontre de l'idéal, mais je crois que l'idéal résonne encore d'une certaine manière dans ces lieux. La fascination qu'ils exercent sur les gens (y compris sur moi) semble prépondérante, et même ceux qui les détestent vocalement me paraissent impressionnés par eux. Et les centres commerciaux qui disparaissent aujourd'hui sous la pression d'Internet ajoutent encore un autre angle - ce qui semblait être l'ultime corruption capitaliste de l'espace est aujourd'hui dévoré par la double transformation capitaliste de l'espace en non-espace : L'interaction devient virtuelle, les espaces où elle se produisait auparavant deviennent des Niemandsland.

    *

    Ma réponse :

    Il y a quelque chose qui me fascine et m'attire dans le fait de vivre entièrement « à l'intérieur », que ce soit dans un endroit délabré et sale comme Kowloon ou dans les luxueuses galeries marchandes des capitales européennes, ou dans les malls à l'américaine – peut-être parce que plus encore qu'une rue dans une ville, c'est un espace entièrement humain, au sens « entièrement artificiel », où la nature n'existe plus du tout, pas même sous la forme du ciel au dessus de nos têtes. Ce sont aussi des lieux clos, délimités, des microcosmes pour le dire autrement, et chaque microcosme est un lieu qui inspire immédiatement des récits possibles, un certain sentiment romanesque ; on se demande quelles histoires peuvent s'y dérouler, quelles relations entre les habitants / personnages, etc. Avec toute l'intensité que la notion de huis-clos apporte à une histoire. C'est ce qui est fascinant dans IGH. Le roman se déroule entièrement dans une tour résidentielle luxueuse et ultramoderne de la fin des années 70, avec des appartements, des magasins, des écoles, des espaces de loisirs, etc. Au début, l'immeuble semble être un microcosme d'une société idéale, mais au fil du temps, des tensions sociales et économiques commencent à apparaître entre les différents étages de l'immeuble, marqués par des classes sociales distinctes : les riches résident dans les étages supérieurs, tandis que les résidents les plus pauvres occupent les étages inférieurs. Au fur et à mesure que l'infrastructure de l'immeuble se détériore et que l'approvisionnement en nourriture et en services devient irrégulier, le chaos s'installe et les habitants, confrontés à l'isolement et à l'effondrement des normes sociales traditionnelles, sombrent dans la violence et la désintégration psychologique. À la fin du roman, ils ont plus ou moins dégénéré en un état préhistorique (perte du langage, cannibalisme, guerres tribales, lutte pour les « femelles », etc.), ce qui signifie que IGH n'est clairement pas un roman réaliste ou une étude sociologique déguisée en roman. Tout cela a bien sûr quelque chose de surréaliste (Ballard a été influencé par ce mouvement) et de métaphorique. Enfant, Ballard a été prisonnier dans un camp japonais, à Shangai, pendant la Seconde Guerre mondiale, et cette expérience (être un enfant seul au milieu d'adultes, dans un microcosme et dans des conditions totalement anormales) a influencé l'ensemble de son œuvre. Par ailleurs, il a également écrit un roman sur un centre commercial : Que notre règne arrive. Je le recommande également.

    *

    J'ai trouvé une version PDF de The Arcades Project de Walter Benjamin pour ceux que cela intéresse.

    *

    Le hasard et / ou la nécessité ont fait que je suis tombé quelques jours après cet échange sur la bande dessinée Revoir Paris de Schuiten et Petters. J'ai été ému aux larmes. Cela m'a rappelé mes propres fantasmes d'adolescence et mes lectures de jeunesse, comme Tardi, qui mettait en scène le vieux Paris, que tout le monde connaît même sans y avoir vécu, et qui est évidemment le seul Paris, le vrai Paris, plus vrai que le Paris d'avant Haussman ou d'après Jacques Chirac. Mais au-delà de ça le choc de cette histoire repose d'une part sur le fait que presque jusqu'à la fin de l'histoire, à chaque fois que l'héroïne s'approche de Paris, elle perd connaissance pour une raison ou une autre et se réveille à nouveau loin du centre. J'ai bien cru qu'elle n'y parviendrait jamais et que « revoir Paris » resterait un fantasme inatteignable, à la You can't go home again.

    D'autre part il y a quelque chose de plus informulable, que j’appellerais la poésie du Temps, à défaut d'un autre terme : cette impression si forte que produit le fait de revoir, dans une fiction ou dans un rêve, un lieu réel, dont le nom, le souvenir, l'identité, sont connues, intimement et collectivement, et qui pourtant se présente sous un visage complètement différent, du fait du passage du temps.

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    L'héroïne de la BD visite, entre autres choses, la galerie Vero-Dodat. Je l'ai visitée moi-même, ainsi que la galerie Colbert et d'autres, avec mes parents, quand ils nous ont emmenés, ma sœur et moi, à Paris, dans notre adolescence. J'avais été fasciné par la statue d'Eurydice au centre de la galerie Colbert, que j'avais prise en photo en me disant que cela ferait une jolie pochette pour une démo de post-punk (ma grande passion musicale alors) et par les vitrines des boutiques très chic, très bourgeoises, mais mystérieuses également, vieillottes, surannées, comme surgies du monde 1900 dont parle Walter Benjamin.

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    « La Galerie Véro-Dodat est un passage couvert historique à Paris, France. Elle est située dans le 1er arrondissement, reliant la rue de Jean-Jacques Rousseau et la rue de Croix-des-Petits-Champs. Il a été construit en 1826 1).

    La Galerie Véro-Dodat est construite par deux charcutiers entre la rue Bouloi et la rue de Jean-Jacques Rousseau, entre le Palais Royal et les Halles, en 1826. C'était pendant la dynastie de la restauration des Bourbons au début des années 1800, lorsque les passages couverts ou galeries à Paris étaient de plus en plus populaires. Ils offraient aux riches des endroits chauds et secs pour faire du shopping et dîner les jours de pluie et de boue. À une époque où les rues n'étaient pas encore pavées et où les égouts n'existaient pas, les billards, les bistrots et les bains publics des galeries servaient de terrain de jeu pour les adultes de la classe moyenne émergente. À l'apogée de leur popularité, au milieu du XIXe siècle, on comptait plus de 150 passages. Cependant, avec l'avènement du grand magasin vers 1850, les galeries commencent à décliner. Aujourd'hui, il ne reste que dix-huit passages 2).

    Le Véro-Dodat fut l'un des premiers passages de Paris à être éclairé au gaz en 1830, et l'un des derniers à tomber en décadence. Son déclin a commencé sous le Second Empire avec la disparition des Messageries Laffitte et Gaillard. Classé monument historique le 9 juin 1965, il a été restauré en 1997 pour retrouver sa splendeur néo-classique du XIXe siècle, avec ses élégantes boutiques d'antiquités, d'objets d'art, de livres d'art et d'accessoires de mode.  »

    https://www.altaplana.be/fr/dictionary/galerie-vero-dodat

  • Effluves (2007)

    Les rues oubliées de Nancy, la nuit, avec leurs immeubles obscurs, l'hôpital central et ses grilles menaçantes, les jardins ouvriers, les ruelles, forment une ville secrète que ne cachent qu'aux touristes la Place Stanislas et les quelques hauts lieux du centre. Revenir à Nancy par ces rues désertes, de nuit, m'a toujours mis mal à l'aise, comme quelque chose qui sent vaguement la mort. Qui sent presque au sens propre – car j'ai toujours assimilé Nancy à l'odeur de la terre, d'une cave ou d'égouts, une odeur légère, presque imperceptible, et d'une profonde tristesse.

    Un lundi blafard au parc. Les allées sont désertes, à l'exception d'un paon, qui incompréhensiblement se promène en liberté. Quelques maigres effluves, mélange de végétation, de bière, de tabac, de déjections animales et de parfum, me frappent et évoquent en moi des images indescriptibles, à la limite de la conscience, incroyablement puissantes ; et j'ai alors l'impression d'être un prisonnier évadé, certain d'être rapidement repris, et cette pensée m'effraye.

    Il arrive que je marche dans les rues d'une ville quelconque, et soudain me monte au nez un effluve de tabac, l'odeur fantôme de la bière, les émanations d'une cuisine ; et me reviennent immédiatement la cité universitaire, la nuit vite tombée en automne, et les filles presque inconnues dont je partageais les repas dans la cuisine commune. Cette vie où chacun se sentait, et était, de fait, un étranger, où chacun n'était que de passage et où par conséquent il était possible d'aborder n'importe qui et de lui proposer de partager un repas ou une soirée paisible, sans que cela n'étonne personne. En une fraction de seconde, avant le moindre mot n'ait le temps de naître dans ma conscience, tout cela m'envahit à m'en briser le cœur, et je dois, sans rien montrer à celui ou celle qui m'accompagne et qui ne le comprendrait pas, tout oublier encore une fois.

  • Carnaval

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    (Photos publiées sur le groupe Facebook « Nancy Retro »)

    Quel bonheur, ces façades noircies par la fumée et les bagnoles, ces crépis sales, ce ciel pâle et vide...

    *

    J'ai toujours aimé le carnaval ; pas pour la licence sexuelle ou alcoolique qu'il permet, mais pour les masques eux-mêmes, les déguisements, et je n'ai jamais vraiment compris pourquoi. Peut-être est-ce parce que je ne sais pas déchiffrer les émotions des autres sur leur visage, parce que je ne sais jamais qui exactement ils sont ; et parce que moi-même j'avance masqué, et ai plusieurs vies.

    Et que le carnaval explicite tout ça, qu'il rend impossible le mensonge de l'identité et de la connaissance.

    *

    Un rêve d'il y a un peu moins d'une dizaine d'années :

    Je suis dans une cage d'escalier d'immeuble, obscure sans être spécialement glauque (quelque chose comme l'immeuble où vivait Lætitia à Nancy, en plus vaste). Il y a plusieurs personnes présentes qui descendent les escaliers. Une femme me demande de l'aider car elle a du mal à marcher, à moins qu'elle n'y voie plus rien. Sortis de l'immeuble, nous marchons un peu dans les rues. Je lève les yeux et ai un léger moment d'étonnement en voyant passer dans le ciel un immense bonhomme monté sur des échasses ou des jambes artificielles ; un personnage de carnaval nordique, masqué ou doté d'un visage exagéré, caricatural, en bois et en tissu.

    *

    Le premier rêve que j'ai noté au réveil, dans ma vie – j'étais adolescent – était un rêve carnavalesque :

    Une ville médiévale, toute en ruelles, en passages tortueux. Un magasin de cartes postales. Un saltimbanque, mort, dans une ruelle ; il a été égorgé.

    J'écoutais beaucoup Dead Can Dance à cette époque, et les avais découverts à l'occasion de la sortie de Into the Labyrinth, qui comporte notamment ce morceau :

    In the park we would play when the circus came to town.
    Look! Over here.
    Outside
    The circus gathering
    Moved silently along the rainswept boulevard.
    The procession moves on the shouting is over
    The fabulous freaks are leaving town.
    They are driven by a strange desire
    Unseen by the human eye.
    The carnival is over

    *

    Autant j'ai toujours détesté me déguiser, même enfant, autant le Carnaval a toujours exercé une fascination sur moi ; non pas le Carnaval prosaïque, vulgaire, populaire dans le mauvais sens du terme, qui avait et a toujours cours dans ma ville natale, avec ses beuveries et ses saucisses grillées sur fond de mauvaise variété et les mêmes plaisanteries lourdes sur Sarkozy, Hollande, Macron et le prochain, mais le Carnaval mythique, celui de la littérature, des films, des tableaux et même du jeu vidéo.

    Mon adolescence a été marquée par le jeu de rôle et rapidement les jeux et les scénarios disponibles dans le commerce ou dans Casus Belli ne m'ont plus suffi ; il me fallait inventer mes propres mondes, mes propres histoires, mes propres règles.

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    Et dans mes mondes intérieurs, le Carnaval, les masques, les parades et les défilés, l'aspect cérémoniel et farceur à la fois de tout cela, a toujours tenu une place importante.

  • Retour (2005)

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    Elle est à Nancy et nous repassons devant le 29 rue de la Source. J'émets l'idée de sonner chez quelqu'un, au hasard, et de faire des photos dans la cour intérieure, où aucun de nous deux n'est entré depuis des années. C'est excitant comme une plaisanterie de gosses : faire toutes les sonnettes et attendre qu'on nous ouvre. Après plusieurs essais infructueux, nous obtenons enfin une réponse et entrons. Dès le sombre couloir du premier corps de bâtiment, elle passe des rires aux sanglots ; derrière l'aspect anodin de cette petite excursion se joue quelque chose de beaucoup plus profond et douloureux, et je lui suis presque reconnaissant de verser ces larmes. Moi je n'y arrive pas, ou alors à des moments incongrus, inopportuns. Les murs étaient blancs à l’époque – ils ont été repeints. Les volets de son ancien appartement sont fermés. Nous sonnons mais personne n'ouvre. La cage d'escalier est déserte, il n'y a aucun bruit, aucune odeur. C'est un moment curieusement douloureux et excitant à la fois ; je prends des photos sans arrêt, des lieux et d'elle qui y avance comme une somnambule en larmes, et je me sens extérieur à tout cela, pur voyeur de sa tristesse, protégé par l'écran que forme l'objectif entre le monde et moi.

  • Bistrots fantômes - suite

    Je n'avais pas pensé depuis bien dix ou quinze ans à ce bistrot qui, dans ma jeunesse, se trouvait à peu près là où se passait mon rêvé de la nuit dernière. Et à vrai dire la dernière fois que j'y ai pensé, c'est moins le bistrot qui m'intéressait qu'une certaine Aline qui accompagnait ce jour-là les quelques camarades avec qui je zonais habituellement. À y repenser, cet après-midi avec elle, dans ce bistrot (un pub irlandais, il me semble ; nous avons en tous cas bu de la Guinness, chose assez rare en ville à l'époque) avait été doublement exceptionnel : c'est la seule fois dans ma vie que j'ai fréquenté cette camarade de classe que je connaissais pourtant bien de vue, et la seule fois que je suis entré dans cet établissement. Il était désert et hanté par un chien absolument gigantesque, un dogue allemand, peut-être. Impossible de retrouver l'endroit exact où il se situait dans la rue Foch, sur Google maps. Ce ne sont qu'enfilades d'immeubles de rapport aux façades austères et anonymes. Aucune trace sur Google. Aucune mention sur les groupes Facebook dédiés à la ville. Peut-être après tout n'a-t-il existé lui aussi qu'un après-midi.

  • Gare (1993)

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    Ce que j'aimais avec la gare et le quartier qui l'entourait, autrefois, c'est que tout cela ne cherchait pas à être spécialement beau, ou cool, ou culturel, ou convivial – c'étaient des lieux réels, réels parce que simplement fonctionnels et ne cherchant pas à masquer ou enjoliver ou idéologiser leur fonction au moyen d'un quelconque discours sous la forme d'une scénographie urbaine.

    Il va de soi que cela changé du tout au tout.

  • Masques

    J'ai toujours aimé le carnaval ; pas pour la licence sexuelle ou alcoolique qu'il permet, mais pour les masques eux-mêmes, les déguisements, et je n'ai jamais vraiment compris pourquoi. Peut-être est-ce parce que je ne sais pas déchiffrer les émotions des autres sur leur visage, parce que je ne sais jamais qui exactement ils sont ; et parce que moi-même j'avance masqué, et ai plusieurs vies. Et que le carnaval explicite tout ça, qu'il rend impossible le mensonge de l'identité et de la connaissance.

  • Absence totale de ciel (2000)

    Des couloirs à l'éclairage tantôt cru et aveuglant, tantôt insuffisant et sinistre, que je revois en rêve, et où je me perds avec une excitation morose. Escalators, locaux techniques, passages de service. Le bruit des systèmes de ventilation, léger mais constant. Un grondement sourd comme celui d'une machine paisible dont les clients qui déambulent feraient eux-mêmes partie. J'y errais en fin d'après-midi, lisant interminablement la presse dans les allées du Monoprix, déambulant entre les rayonnages impeccables. La lumière des néons, l'absence totale de ciel me reposaient et me rassuraient.

  • Brabois (1996)

    Il y eut un certain nombre de nuits où, ne supportant plus le silence, je m'habillais pour marcher jusqu'à la rue du Vivarais, où un ami avait mis son studio à ma disposition. Il régnait en permanence chez lui une odeur de poubelles en décomposition, de sueur et de jeunesse gâchée, passée dans la solitude. Retrouver cette odeur, visite après visite, était pour moi une hantise. Mais je venais pour y passer des moments secrets et clandestins, alors même que personne n'était à ma recherche ; des nuits d'alcool et de mauvais sommeil. Je hantais les salons de discussion à la recherche de quelqu'un, de n'importe qui, à qui parler, jusqu'à l'heure où il me fallait baisser les stores et dormir si je voulais échapper au spectacle de l'aube.

    La montée vers Brabois était sinueuse et raide comme un chemin de pèlerinage. Elle était interminable. Je l'empruntais guidé par cette croix immense et illuminée qui émerge des arbres, indiquant, perdue dans l'obscurité d'un parc, la chapelle Notre-Dame des Pauvres. En face de ce parc dormait dans l'ombre une grande école. Je la longeais, fasciné à chaque fois, sans savoir exactement pourquoi, imaginant des dortoirs obscurs et silencieux, des salles de bain glaciales. Un internat pour fantômes.

  • Décor à l'abandon (2000)

    En me promenant, un dimanche, et en passant par le parc Sainte-Marie puis dans la rue où habitait L... je réalise que je ne vis plus réellement dans la même ville. Tant de choses et de lieux qui ont été oubliés, désertés. Les quartiers environnants où je passais mon temps, près de la Taverne Flamande, à la cité Médreville, et aux abords du parc Sainte-Marie, tout cela a été oublié, relégué. La vieille ville. Les jardins d'ouvriers et les entrepôts déserts à l'entrée de Maxéville – aujourd'hui si lointains, inatteignables ; qu'irais-je bien y faire ? Et avec qui y aller ?

    J'aurais voulu retourner à la cité universitaire et et marcher seul dans les couloirs, que j'imaginais toujours vides ; repasser devant les portes désormais closes des chambres où il y a des millions d'années, quelqu'un qui portait mon nom dormait dans des lits appartenant à d'autres, lisait, se cachait. J'aurais voulu rester un peu dans les douches et les cuisines collectives, respirer leur silence et la légère odeur d'humidité, de vétusté qui devait y régner. C'est dans ces lieux où je n'avais rien à faire que j'avais appris ce qu'est la fraternisation avec des inconnus et des étrangers, quand on se sent un inconnu et un étranger soi-même. Où j'avais appris le va et vient des gens, l'imprévu, le sommeil au milieu des autres. Les rares fois où j'y étais effectivement retourné par la suite, mon fantasme s'était réalisé, comme par un cadeau de la vie, cadeau empoisonné probablement ; je m'y étais trouvé à peu près seul, comme si tout le monde avait quitté les lieux ; un décor laissé à l'abandon après la pièce.

  • La rentrée (1992)

    J'ai toujours aimé l'ambiance de la Rentrée, quand j'étais au lycée. La grisaille et la nuit qui tombe vite, le traditionnel rendez-vous pneumologique à Forbach, le petit tour au ALDI, l'achat de fournitures, mais aussi de sucreries de Noël (déjà) et de cette boisson maltée allemande que j'adorais. J’ai un certain nombre de souvenirs comme ça, seul avec ma mère, dans des supermarchés aux alentours de Forbach, Saint-Avold, etc, où nous n’allions jamais le reste du temps.

  • Foyer Sonacotra (1996)

    Il vivait dans l'un de ces quartiers ouvriers sordides et décrépis qui bordent le canal, aux abords d'une boulangerie industrielle. Je serais incapable de retrouver les lieux. Je me souviens de l'énorme cour intérieure où il disait faire du taï-chi très tôt le matin. Dans mon souvenir, elle était moins une cour qu'un terrain vague, offrant depuis l'appartement, dans les étages, une vue imprenable sur le désastre urbanistique, économique et humain qu'était ce quartier, et que j'aimais précisément pour cette raison. Je me souviens avoir exploré l'appartement en-dessous du sien, abandonné depuis l'incarcération de son locataire. Je lui avais volé deux pellicules, que je n'avais finalement jamais fait développer. Il y avait un foyer Sonacotra non loin, dont il m'avait raconté que des pensionnaires en avaient défenestré un autre. Je n'avais pas jugé bon de lui dire qu'une de mes tantes, alcoolique et schizophrène, avait passé une partie de sa vie dans des foyers de ce genre. Pas plus que je n'avais osé lui dire – mais peut-être aussi n'en avais-je pas encore vraiment conscience à l'époque – que ce monde-là m'attirait, que je sentais obscurément qu'un jour je finirais dans une semi-prison, un purgatoire de ce genre, et que c'était une idée effrayante mais attirante aussi, comme l'entrée au monastère ou l'abandon voluptueux  à l'irresponsabilité.

  • Silhouettes indistinctes (2006)

    Elle vivait dans un immeuble étroit, avenue de la Libération, qui jouxtait un squat et des maisons bourgeoises terrées au fond de parcs impénétrables. Une zone floue, accablée de voitures jour et nuit. La cage d'escalier était déserte à toute heure. Ses portes auraient tout aussi bien pu n'ouvrir que sur des logements déserts, des tombeaux. Des photos d'elle, nue, en noir et blanc, décoraient le couloir d'entrée. Je me souviens de sa chambre plongée dans le noir, et de l'immense miroir qui couvrait toute la penderie, auquel nous faisions face et où nous regardions nos silhouettes indistinctes faire l'amour sur le lit. Une petite radio diffusait du Chopin en sourdine, dans la salle de bain vieillotte et mal éclairée, avec son carrelage douteux et sa baignoire d'un autre siècle. Il y planait une odeur d'humidité et de vieux murs, mélangée à celle de l'encens et des bougies. C'était l'odeur de Nancy, une odeur de vieillesse immémoriale de solitude, d'inconfort, c'était celle de ma jeunesse, et je l'aimais.

  • Exactement nulle part

    J'ai récemment été avec F. à la fête médiévale qui se tient tous les ans à quelques kilomètres de chez elle. Nous sommes passés en voiture (c'est moi qui conduisais) à travers plusieurs villages sur le trajet, où je n'avais pas remis les pieds depuis cette journée à vider la maison de la grand-mère de L. et dont je n'avais aucun souvenir.

    Il faisait incroyablement beau et F. elle-même a fait la réflexion que ça sentait les vacances ; le ciel bleu, la végétation luxuriante, le fait même de rouler en voiture... Je n'avais jamais roulé dans ces communes qui bordent la grande ville, et cela me mettait dans un état mental assez étrange ; c'était comme me retrouver « pour de vrai » dans ces rêves où je marche ou  bien roule seul dans la ville, mais dans une version étrangère, parallèle, inconnue.

    C'était aussi comme revenir dans certains souvenirs, ou revoir une photo ancienne, oubliée, de ma jeunesse, mais en élargissant son cadre aux paysages environnants, et en ayant une chance d'y entrer, de les explorer. Un voyage dans le temps, l'espace, la mémoire.

    Ces villages font partie de ces zones étranges comme il y en a beaucoup autour de la ville, ou plus exactement des non-zones, des non-lieux, juxtapositions incohérentes, comme dans les rêves, de fermes ancestrales bordées par un magasin ACTION ou une pizzéria, et où l'on passe en quelques dizaines de mètres de jardins ouvriers à des tours d'habitation, des maisons Phoenix, des entrepôts, des terrains en friches. On est ni en ville, ni à la campagne, ni dans une zone commerciale ou industrielle. On est précisément, exactement nulle part.

  • La mer (1996)

    Seul dans mon studio, la nuit, comme au cours d'innombrables autres nuits qui dans mon esprit n'en forment qu'une seule et qui est interminable, je regarde à la télévision une femme aveugle. Elle est filmée de face, dans une chambre vide, et dans la pénombre. Elle sourit sans qu'on sache à qui ou à quoi ; elle parle de son amour de la mer, de ses rêves qui se passent au bord de la mer.

  • Direction cimetière

    Hier soir j'ai pris le parti d'avancer au hasard, là où mes pas me porteraient. Je suis repassé dans la petite ruelle, espérant revoir cette véranda illuminée qui m'avait émerveillé, hier – une véranda vitrée, à 5 côtés, dans laquelle une gentille petite famille passait le temps, à la lueur de bougies et de petites lampes. Quelque chose de presque insupportablement heureux. Mais cette fois, la maison était plongée dans le noir. Pas de magie deux jours de suite, ou en tous cas pas la même.

    Celle d'aujourd'hui allait être plus sombre et plus étrange ; j'aurais dû m'en douter dès le début, dans la rue précédente, avec ce jardin obscur fermé par un grillage tordu et envahi par la végétation, par les ronces, d'où surnageaient quelques petites roses blanches. Je me suis arrêté devant et l'ai regardé longuement, sans savoir exactement pourquoi il me fascinait. Plus loin, alors que j'avais quitté ce petit quartier-là, sans un regret, pour prendre une rue au hasard après la Mairie, je retombais sur la même chose, le même effet ; une petite maison décrépite, au bas d'une longue rue très en pente, avec une grille bien noire, que la végétation recouvrait en partie ; cela cachait l'essentiel de la maison. J'ai toujours aimé ça, cette ambiance de décomposition, de vieillesse, je ne sais pas pourquoi.

    J'ai remonté la rue, dont je me suis rendu compte assez vite que je ne l'avais jamais empruntée. Les maisons m'obsédaient comme toujours dans mes balades nocturnes, avec leurs fenêtres illuminées, chaleureuses, qui font se sentir encore plus seul, et renvoient à quelque chose de sans doute très primitif – l'envie d'aller toquer à la porte pour avoir un peu de chaleur et rencontrer des congénères. S'approprier leurs vies, aussi, leur univers, car une maison, c'est un univers en soi. Souvent, rien que la couleur d'un papier peint, un tableau au mur, la forme d'une lampe, font naître des histoires et des fantasmes. Chaque maison est un roman.

    La rue débouchait sur la cité. Sur la totalité de mon champ de vision, des HLM de petite taille, des gazons, des chemins bétonnés, des garages ; un monde miniature parfaitement organisé, domestiqué. J'avançai droit devant moi, dépassant des groupes d'ados tranquilles, des pères de famille, personne ne prêtait attention à moi. Les HLM oranges, illuminés, semblaient irréels.

    Devant une belle maison : je me plaçai par rapport au réverbère et aux branches des arbres au dessus de moi, pour avoir la plus belle lumière et le plus beau cadrage. Et je réalisai à nouveau que je ne vois pas la réalité ; je vois mes fantasmes, et je n’aborde pas le réel comme un réel, mais comme une matière esthétique, une œuvre qui ne demanderait qu’à être fixée, en appuyant sur un bouton.

    En sortant de la cité HLM j'étais à nouveau en terrain connu ; rien ne m'empêchait de redescendre vers la mairie, puis de rentrer chez moi. Mais comme en rêve, je vis à nouveau des chemins et des rues qui montaient vers des quartiers que je n'avais pas remarqués jusque là. Je montai une rue discrète où presque toutes les maisons étaient plongées dans le noir. L'impression d'irréalité se fit plus forte, et culmina quand j'arrivai devant le cimetière. Sa longue muraille terminait la rue et barrait l'horizon ; au dessus, la lune, absolument pleine, jaunâtre, énorme. Le funérarium ressemblait à un bâtiment romain, et avec ses plantes exotiques, en façade, j'eus plus que jamais l'impression d'être dans un décor. De l'autre côté de la route, c'étaient des entrepôts, puis des arbres et la nuit.

    Je longeai le cimetière et descendis un petit chemin sous les branches, qui donnait sur les champs ; on sortait de la ville. Mais un autre embranchement menait vers des baraquements militaires à l'abandon, fermés par des barbelés. Le sol était boueux. La sensation d'irréalité laissa la place à d'autres pensées, plus personnelles, des visages anciens me revenaient. Un changement subtil d’ambiance, d’un pas à l’autre, comme toujours, à plusieurs reprises pendant les ballades ; chaque coin de rue, chaque nuance architecturale, chaque subtile modification de l’éclairage emporte vers d’autres mondes intérieurs. Je pensais à Émilie Forest. Je me répétais son nom, comme un mantra, ou comme pour lui redonner un peu de réalité, un peu de chair. Son nom ne m'étais pas apparu depuis des années, et semblait surgi d'une vie antérieure. Émilie Forest ; une apprentie serveuse qui était ma voisine de palier quand j'étais jeune étudiant, et qui fut la première personne que j'y ai connue et fréquentée pendant quelques semaines avant qu'elle disparaisse purement et simplement. Je me suis demandé si elle allait bien.

    *

    Note : en relisant le récit de cette balade, j'ai pensé à Béatrice, en me demandant pourquoi, puisqu'elle n'a jamais vécu dans ce quartier, avant de réaliser que c'est aujourd'hui au cimetière en haut de la côte qu'elle habite, ou pour être plus exact, que se trouvent les cendres de son corps. Je me souviens maintenant aussi que je lui avais donné ce texte à lire, puisque nous parlions de la méditation, qu'elle pratiquait assidument pour tenir aussi éloignée que possible la douleur – en plus des multiples doses de kétamine qu'elle s'envoyait quotidiennement – généralement sans grand succès. Je lui soutenais donc que de se balader dans un certain état d'esprit s'apparentait à une forme de méditation ; avancer sans réfléchir, l'esprit vide, entièrement ouvert aux perceptions d'une part, aux idées et images mentales naissant toute seules, incontrôlées, dans l'esprit, d'autre part.