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walter benjamin

  • Malls et arcades

    Un correspondant allemand, récemment :

    Mon colocataire  est obsédé par les très vieux centres commerciaux que l'on appelle généralement « arcades » ici ; ils dégagent souvent un sentiment d'abandon, différent de n'importe quel autre type d'endroit. Walter Benjamin a tenté d'écrire un livre gigantesque à leur sujet, qu'il n'a jamais terminé. Le centre commercial moderne est une continuation de ces espaces, et ont été – si je ne me trompe pas – « inventés » dans leur forme moderne par un socialiste qui espérait créer de nouveaux espaces communautaires, des hyper-villes dans le sens positif du terme (je viens de le chercher, il s'appelait Victor Gruen) - la réalisation est allée à l'encontre de l'idéal, mais je crois que l'idéal résonne encore d'une certaine manière dans ces lieux. La fascination qu'ils exercent sur les gens (y compris sur moi) semble prépondérante, et même ceux qui les détestent vocalement me paraissent impressionnés par eux. Et les centres commerciaux qui disparaissent aujourd'hui sous la pression d'Internet ajoutent encore un autre angle - ce qui semblait être l'ultime corruption capitaliste de l'espace est aujourd'hui dévoré par la double transformation capitaliste de l'espace en non-espace : L'interaction devient virtuelle, les espaces où elle se produisait auparavant deviennent des Niemandsland.

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    Ma réponse :

    Il y a quelque chose qui me fascine et m'attire dans le fait de vivre entièrement « à l'intérieur », que ce soit dans un endroit délabré et sale comme Kowloon ou dans les luxueuses galeries marchandes des capitales européennes, ou dans les malls à l'américaine – peut-être parce que plus encore qu'une rue dans une ville, c'est un espace entièrement humain, au sens « entièrement artificiel », où la nature n'existe plus du tout, pas même sous la forme du ciel au dessus de nos têtes. Ce sont aussi des lieux clos, délimités, des microcosmes pour le dire autrement, et chaque microcosme est un lieu qui inspire immédiatement des récits possibles, un certain sentiment romanesque ; on se demande quelles histoires peuvent s'y dérouler, quelles relations entre les habitants / personnages, etc. Avec toute l'intensité que la notion de huis-clos apporte à une histoire. C'est ce qui est fascinant dans IGH. Le roman se déroule entièrement dans une tour résidentielle luxueuse et ultramoderne de la fin des années 70, avec des appartements, des magasins, des écoles, des espaces de loisirs, etc. Au début, l'immeuble semble être un microcosme d'une société idéale, mais au fil du temps, des tensions sociales et économiques commencent à apparaître entre les différents étages de l'immeuble, marqués par des classes sociales distinctes : les riches résident dans les étages supérieurs, tandis que les résidents les plus pauvres occupent les étages inférieurs. Au fur et à mesure que l'infrastructure de l'immeuble se détériore et que l'approvisionnement en nourriture et en services devient irrégulier, le chaos s'installe et les habitants, confrontés à l'isolement et à l'effondrement des normes sociales traditionnelles, sombrent dans la violence et la désintégration psychologique. À la fin du roman, ils ont plus ou moins dégénéré en un état préhistorique (perte du langage, cannibalisme, guerres tribales, lutte pour les « femelles », etc.), ce qui signifie que IGH n'est clairement pas un roman réaliste ou une étude sociologique déguisée en roman. Tout cela a bien sûr quelque chose de surréaliste (Ballard a été influencé par ce mouvement) et de métaphorique. Enfant, Ballard a été prisonnier dans un camp japonais, à Shangai, pendant la Seconde Guerre mondiale, et cette expérience (être un enfant seul au milieu d'adultes, dans un microcosme et dans des conditions totalement anormales) a influencé l'ensemble de son œuvre. Par ailleurs, il a également écrit un roman sur un centre commercial : Que notre règne arrive. Je le recommande également.

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    J'ai trouvé une version PDF de The Arcades Project de Walter Benjamin pour ceux que cela intéresse.

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    Le hasard et / ou la nécessité ont fait que je suis tombé quelques jours après cet échange sur la bande dessinée Revoir Paris de Schuiten et Petters. J'ai été ému aux larmes. Cela m'a rappelé mes propres fantasmes d'adolescence et mes lectures de jeunesse, comme Tardi, qui mettait en scène le vieux Paris, que tout le monde connaît même sans y avoir vécu, et qui est évidemment le seul Paris, le vrai Paris, plus vrai que le Paris d'avant Haussman ou d'après Jacques Chirac. Mais au-delà de ça le choc de cette histoire repose d'une part sur le fait que presque jusqu'à la fin de l'histoire, à chaque fois que l'héroïne s'approche de Paris, elle perd connaissance pour une raison ou une autre et se réveille à nouveau loin du centre. J'ai bien cru qu'elle n'y parviendrait jamais et que « revoir Paris » resterait un fantasme inatteignable, à la You can't go home again.

    D'autre part il y a quelque chose de plus informulable, que j’appellerais la poésie du Temps, à défaut d'un autre terme : cette impression si forte que produit le fait de revoir, dans une fiction ou dans un rêve, un lieu réel, dont le nom, le souvenir, l'identité, sont connues, intimement et collectivement, et qui pourtant se présente sous un visage complètement différent, du fait du passage du temps.

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    L'héroïne de la BD visite, entre autres choses, la galerie Vero-Dodat. Je l'ai visitée moi-même, ainsi que la galerie Colbert et d'autres, avec mes parents, quand ils nous ont emmenés, ma sœur et moi, à Paris, dans notre adolescence. J'avais été fasciné par la statue d'Eurydice au centre de la galerie Colbert, que j'avais prise en photo en me disant que cela ferait une jolie pochette pour une démo de post-punk (ma grande passion musicale alors) et par les vitrines des boutiques très chic, très bourgeoises, mais mystérieuses également, vieillottes, surannées, comme surgies du monde 1900 dont parle Walter Benjamin.

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    « La Galerie Véro-Dodat est un passage couvert historique à Paris, France. Elle est située dans le 1er arrondissement, reliant la rue de Jean-Jacques Rousseau et la rue de Croix-des-Petits-Champs. Il a été construit en 1826 1).

    La Galerie Véro-Dodat est construite par deux charcutiers entre la rue Bouloi et la rue de Jean-Jacques Rousseau, entre le Palais Royal et les Halles, en 1826. C'était pendant la dynastie de la restauration des Bourbons au début des années 1800, lorsque les passages couverts ou galeries à Paris étaient de plus en plus populaires. Ils offraient aux riches des endroits chauds et secs pour faire du shopping et dîner les jours de pluie et de boue. À une époque où les rues n'étaient pas encore pavées et où les égouts n'existaient pas, les billards, les bistrots et les bains publics des galeries servaient de terrain de jeu pour les adultes de la classe moyenne émergente. À l'apogée de leur popularité, au milieu du XIXe siècle, on comptait plus de 150 passages. Cependant, avec l'avènement du grand magasin vers 1850, les galeries commencent à décliner. Aujourd'hui, il ne reste que dix-huit passages 2).

    Le Véro-Dodat fut l'un des premiers passages de Paris à être éclairé au gaz en 1830, et l'un des derniers à tomber en décadence. Son déclin a commencé sous le Second Empire avec la disparition des Messageries Laffitte et Gaillard. Classé monument historique le 9 juin 1965, il a été restauré en 1997 pour retrouver sa splendeur néo-classique du XIXe siècle, avec ses élégantes boutiques d'antiquités, d'objets d'art, de livres d'art et d'accessoires de mode.  »

    https://www.altaplana.be/fr/dictionary/galerie-vero-dodat