J'entre dans des cours intérieures, des résidences muettes et qui semblent inhabitées. L'humidité et la moisissure mangent le crépi gris, contaminent tout de leur noirceur puante, qui vide le cœur de tout courage. Combien d'étudiants, de jeunes hommes et de jeunes femmes, dans ces murs qui étaient vieux avant même d'avoir été achevés ? Je les imagine au début de leur vie adulte, avec quelque chose sur le visage qui trahit déjà la fatigue et la vieillesse, une fatigue qui émane des murs et les irradie jusqu'au plus profond de leurs cellules. Eux aussi, vieux avant d'avoir été construits.
Explorations psychogéographiques
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Noirceur (non-daté)
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Rue de Metz (2015)
Un homme attend quelque chose, un large sac de courses à la main, dos à un commerce abandonné. De larges cartons vert sombre cachent l'intérieur du magasin, mais évoquent bizarrement quelque chose de vivant, de gai, comme les couleurs violentes des bidonvilles.
Je longe une « cordonnerie clé minute ». Dans une faible lueur bleutée de crépuscule, la lumière chaude, accueillante, qui vient du magasin, donne envie d'y entrer – peut-être même d'y travailler. J'aime l'odeur du caoutchouc, du métal qui chauffe ; l'odeur des garages, de la graisse, des moteurs, du béton froid et humide et des chauffages d'appoint.
Une section de rue où il n'y a aucune autre lumière que celle, insuffisante et jaunâtre, d'un lampadaire au premier étage d'un immeuble. On se croirait, fugitivement, dans une ville abandonnée, une ville de fin du monde, inhabitée, silencieuse et noire.
J'entre dans un couloir qui donne sur les cuisines et la cave d'un restaurant. Le long des murs courent des câbles, des tuyaux métalliques. C'est l'envers du décor, la remise, la marge, dans le noir et sans bruit ni discours, qui m'a toujours attiré plus que la vie. Un escalier monte vers une poche d'obscurité totale. Peut-être vers des logements. Je les imagine silencieux et noirs, inhabités – ou alors par une population marginale, qui ne sortirait jamais et vivrait là comme dans un monde parallèle.
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Souvenirs d'enfance vagues (non-daté)
Une entrée de garage mène à ce qui ressemble à un petit quartier caché. On ose à peine y entrer, pour découvrir des maisons basses et mitoyennes. Des plantes en pot sont disposées devant. Un vieux banc de bois. Un garage envahi par les herbes qui poussent à travers le sol craquelé, inégal. On s'attend à croiser le fantôme d'une grand-mère dont on aurait que des souvenirs d'enfance vagues. Derrière les façades des boulevards, les enseignes des franchises, les dorures et les ornements, c'est toujours la même tristesse ouvrière, les mêmes décors moroses et répétitifs qui se laissent explorer mais ne livrent rien de la vie qu'ils recèlent – ou ont recelée. Rue Keller, je m’arrête longuement devant un rosier qui a poussé le long d'un mur pourri et d'une fenêtre aux volets métalliques rouillés.
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Portes ouvertes
L'un de ces derniers soirs je me suis baladé dehors et, sur une impulsion, attiré par je ne sais quoi, suis entré inopinément dans un immeuble donc les doubles portes en bois, anciennes, belles, étaient grandes ouvertes. Une musique étouffée, à bas volume, s'en échappait. Je me suis retrouvé dans un long couloir, comme dans un lycée ou un hôpital ; vieux carrelage, boiseries, etc. Tout au bout il y avait une salle où des gens (plutôt jeunes, la vingtaine, la trentaine) dansaient. J'ai fini par comprendre, en les voyant échanger en langue des signes, que c'étaient des sourds-muets qui faisaient une petite fête à leur manière. L'immeuble devait être une institution et un lieu de vie qui leur était réservé, et cette soirée une espèce de manifestation type « portes ouvertes ».
Je me suis éloigné et ai exploré un peu les lieux, qui étaient obscurs dans l'ensemble, d'une manière agréable et intimiste, sans rien d'angoissant. Je suis entré dans une pièce au hasard ; c'était une une cuisine. Tant dans le couloir que dans cette cuisine l’architecture et la décoration avaient décidément un côté vieillot, mais qui n’avait rien de malsain, au contraire, c'était accueillant comme un foyer, un lieu que j’aurais connu ou pu connaître dans mon enfance ou ma jeunesse. J'ai pris quelques photos.
Un peu plus tard, des gens que j’avais vus danser sont venus me saluer, certains devaient être des accompagnateurs ou éducateurs, puisqu'ils parlaient, et on a discuté un peu, manifestement mon intrusion ne les gênaient en rien. Je suis resté là une bonne partie de la soirée. Certains jeunes sourds-muets se sont joints à leur manière à la conversation, et j'éprouvais une sorte de fascination pour leurs échanges silencieux, paisibles, souriants. Je n'ai jamais vécu dans une telle structure, pas même dans un internat à l'époque de ma scolarité, et pourtant j'ai ressenti comme une sorte de nostalgie indéfinissable.
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Vouloir se perdre (2014)
Je me perds dans les impasses et les chemins semi-privés qui bordent le parc Sainte-Marie. Jardins et garages, flaques d'eau, gravier. Je fixe, fasciné sans savoir pourquoi, les fenêtres obscures, qui ne révèlent rien, du lycée. Son béton qui a la même couleur que le ciel, blanchâtre, opaque, à la fois vide et qui semble lourd de quelque chose, de quelque menace.
Rue du Vieil Aître, je photographie une vieille maison à la verrière cassée, envahie de branches griffues. Son crépi est sale, noirâtre. Les volets peints en bleu comme ceux des maisons balnéaires dans l'ouest de la France. Ils sont fermés sur des pièces probablement vides, inhabitées, qui n'ont pas vu la lumière depuis des années.
Je me retrouve dans des cours d'immeubles où je n'ai rien à faire, rien qui puisse justifier ma présence. Dans des immeubles de bureaux ou de logements. Une plaque signale ici le cabinet d'un médecin. Lieux de mille vies qui se rejoignent dans le fait de ne pas être la la mienne. Couloirs lumineux et baignés de soleil – ou bien obscurs, silencieux, attirants parce qu'ils évoquent pour moi quelque chose comme le sommeil. La sécurité.
Derrière les portes cochères, d'innombrables immeubles protégés des regards, dont on se demande à quoi ils ressemblent exactement, à quoi rêvent leurs occupants.
Je longe les voies rapides qui bordent le centre-ville, poursuivant mes circonvolutions toujours plus larges, mon exil toujours plus grand vers des zones anonymes. Il n'est plus question de nostalgie ou de pèlerinage, mais de fuite, d'une quête incessante de nouveaux quartiers déserts et silencieux que je ne connais pas et où je ne veux que me perdre temporairement, pour n'y jamais revenir.
Il faut vouloir se perdre pour découvrir des rues et des passages transversaux, étroits, que l'on avait jamais remarqués. D'où viennent ceux qui vivent là ? Comment y sont-ils arrivés eux-mêmes ? Existent-ils seulement ? Ces habitants des confins ne sont après tout qu'hypothétiques : je ne croise absolument personne.
Cheminées de briques rouges. Volets en bois, à la peinture lépreuse. Arrière-cours et parkings où s'entassent bizarrement des boîtes aux lettres – peut-être leurs propriétaires se sont-ils concertés pour ne plus être joignables ; pour intensifier encore leur isolement. C'est ce que je ferais à leur place.
Au milieu exact d'une maison, une fenêtre absurdement murée, seule parmi d'autres. Des câbles électriques qui zèbrent le ciel, vont d'une maison à l'autre, longent les murs, entrent enfin dans des fenêtres noires qu'aucune vitre ne ferme plus depuis longtemps.
Au bord du canal, parmi les feuilles mortes et les passerelles métalliques, je regarde un jeune homme et une jeune femme transporter de petits meubles. Bouffée d'envie, à nouveau. Je traverse et m'enfonce dans d'autres ruelles. Certaines cours voient, le long des murets, pousser des rosiers sauvages. Encore des boîtes aux lettres ; certaines sont barrées, scellées de ruban adhésif noir. Ces maisons sont du même crépis beige sale que celle de mes grands-parents. Une nuance qui a elle seule évoque l'après-guerre, les caves humides, l'odeur de la terre. Il me suffit de la voir pour être triste. D'une tristesse préférable à de nombreux plaisirs.
Abords de la Villa Majorelle, à la nuit tombée. Immeubles Art-Déco, aux couleurs pastel ; des couleurs douces, féminines, qui encore une fois évoquent le sommeil. Je m'arrête devant un bâtiment recouvert de crépi brun, sale comme une vieille moquette, aux fenêtres en verre armé qui ne laissent échapper qu'une lumière laiteuse et faible, attirante comme le néant.
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Syphilis (non-daté)
Façades grises sans ornement. Sex-shops et bars libertins. Prostituées aux carrefours. Des portes métalliques laissent deviner, à travers leurs vitres opaques, des couloirs plongés dans une semi-pénombre. Certains numéros de rue sont grossièrement peints à même les murs. Des gouttières rouillées, d'autres portes, encore, en bois, à la peinture écaillée et aux vitres minces, recouvertes de poussière. Sur la façade d’un immeuble, une verrière laisse voir un genre de salon au premier étage, aux couleurs absurdement vives et vulgaires, surgies des années 70. Des placards fermés par de long rideaux oranges et mauves. Des plantes artificielles. Tout n'est que syphilis.
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Direction cimetière
Hier soir j'ai pris le parti d'avancer au hasard, là où mes pas me porteraient. Je suis repassé dans la petite ruelle, espérant revoir cette véranda illuminée qui m'avait émerveillé, hier – une véranda vitrée, à 5 côtés, dans laquelle une gentille petite famille passait le temps, à la lueur de bougies et de petites lampes. Quelque chose de presque insupportablement heureux. Mais cette fois, la maison était plongée dans le noir. Pas de magie deux jours de suite, ou en tous cas pas la même.
Celle d'aujourd'hui allait être plus sombre et plus étrange ; j'aurais dû m'en douter dès le début, dans la rue précédente, avec ce jardin obscur fermé par un grillage tordu et envahi par la végétation, par les ronces, d'où surnageaient quelques petites roses blanches. Je me suis arrêté devant et l'ai regardé longuement, sans savoir exactement pourquoi il me fascinait. Plus loin, alors que j'avais quitté ce petit quartier-là, sans un regret, pour prendre une rue au hasard après la Mairie, je retombais sur la même chose, le même effet ; une petite maison décrépite, au bas d'une longue rue très en pente, avec une grille bien noire, que la végétation recouvrait en partie ; cela cachait l'essentiel de la maison. J'ai toujours aimé ça, cette ambiance de décomposition, de vieillesse, je ne sais pas pourquoi.
J'ai remonté la rue, dont je me suis rendu compte assez vite que je ne l'avais jamais empruntée. Les maisons m'obsédaient comme toujours dans mes balades nocturnes, avec leurs fenêtres illuminées, chaleureuses, qui font se sentir encore plus seul, et renvoient à quelque chose de sans doute très primitif – l'envie d'aller toquer à la porte pour avoir un peu de chaleur et rencontrer des congénères. S'approprier leurs vies, aussi, leur univers, car une maison, c'est un univers en soi. Souvent, rien que la couleur d'un papier peint, un tableau au mur, la forme d'une lampe, font naître des histoires et des fantasmes. Chaque maison est un roman.
La rue débouchait sur la cité. Sur la totalité de mon champ de vision, des HLM de petite taille, des gazons, des chemins bétonnés, des garages ; un monde miniature parfaitement organisé, domestiqué. J'avançai droit devant moi, dépassant des groupes d'ados tranquilles, des pères de famille, personne ne prêtait attention à moi. Les HLM oranges, illuminés, semblaient irréels.
Devant une belle maison : je me plaçai par rapport au réverbère et aux branches des arbres au dessus de moi, pour avoir la plus belle lumière et le plus beau cadrage. Et je réalisai à nouveau que je ne vois pas la réalité ; je vois mes fantasmes, et je n’aborde pas le réel comme un réel, mais comme une matière esthétique, une œuvre qui ne demanderait qu’à être fixée, en appuyant sur un bouton.
En sortant de la cité HLM j'étais à nouveau en terrain connu ; rien ne m'empêchait de redescendre vers la mairie, puis de rentrer chez moi. Mais comme en rêve, je vis à nouveau des chemins et des rues qui montaient vers des quartiers que je n'avais pas remarqués jusque là. Je montai une rue discrète où presque toutes les maisons étaient plongées dans le noir. L'impression d'irréalité se fit plus forte, et culmina quand j'arrivai devant le cimetière. Sa longue muraille terminait la rue et barrait l'horizon ; au dessus, la lune, absolument pleine, jaunâtre, énorme. Le funérarium ressemblait à un bâtiment romain, et avec ses plantes exotiques, en façade, j'eus plus que jamais l'impression d'être dans un décor. De l'autre côté de la route, c'étaient des entrepôts, puis des arbres et la nuit.
Je longeai le cimetière et descendis un petit chemin sous les branches, qui donnait sur les champs ; on sortait de la ville. Mais un autre embranchement menait vers des baraquements militaires à l'abandon, fermés par des barbelés. Le sol était boueux. La sensation d'irréalité laissa la place à d'autres pensées, plus personnelles, des visages anciens me revenaient. Un changement subtil d’ambiance, d’un pas à l’autre, comme toujours, à plusieurs reprises pendant les ballades ; chaque coin de rue, chaque nuance architecturale, chaque subtile modification de l’éclairage emporte vers d’autres mondes intérieurs. Je pensais à Émilie Forest. Je me répétais son nom, comme un mantra, ou comme pour lui redonner un peu de réalité, un peu de chair. Son nom ne m'étais pas apparu depuis des années, et semblait surgi d'une vie antérieure. Émilie Forest ; une apprentie serveuse qui était ma voisine de palier quand j'étais jeune étudiant, et qui fut la première personne que j'y ai connue et fréquentée pendant quelques semaines avant qu'elle disparaisse purement et simplement. Je me suis demandé si elle allait bien.
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Note : en relisant le récit de cette balade, j'ai pensé à Béatrice, en me demandant pourquoi, puisqu'elle n'a jamais vécu dans ce quartier, avant de réaliser que c'est aujourd'hui au cimetière en haut de la côte qu'elle habite, ou pour être plus exact, que se trouvent les cendres de son corps. Je me souviens maintenant aussi que je lui avais donné ce texte à lire, puisque nous parlions de la méditation, qu'elle pratiquait assidument pour tenir aussi éloignée que possible la douleur – en plus des multiples doses de kétamine qu'elle s'envoyait quotidiennement – généralement sans grand succès. Je lui soutenais donc que de se balader dans un certain état d'esprit s'apparentait à une forme de méditation ; avancer sans réfléchir, l'esprit vide, entièrement ouvert aux perceptions d'une part, aux idées et images mentales naissant toute seules, incontrôlées, dans l'esprit, d'autre part.