Il vivait dans l'un de ces quartiers ouvriers sordides et décrépis qui bordent le canal, aux abords d'une boulangerie industrielle. Je serais incapable de retrouver les lieux. Je me souviens de l'énorme cour intérieure où il disait faire du taï-chi très tôt le matin. Dans mon souvenir, elle était moins une cour qu'un terrain vague, offrant depuis l'appartement, dans les étages, une vue imprenable sur le désastre urbanistique, économique et humain qu'était ce quartier, et que j'aimais précisément pour cette raison. Je me souviens avoir exploré l'appartement en-dessous du sien, abandonné depuis l'incarcération de son locataire. Je lui avais volé deux pellicules, que je n'avais finalement jamais fait développer. Il y avait un foyer Sonacotra non loin, dont il m'avait raconté que des pensionnaires en avaient défenestré un autre. Je n'avais pas jugé bon de lui dire qu'une de mes tantes, alcoolique et schizophrène, avait passé une partie de sa vie dans des foyers de ce genre. Pas plus que je n'avais osé lui dire – mais peut-être aussi n'en avais-je pas encore vraiment conscience à l'époque – que ce monde-là m'attirait, que je sentais obscurément qu'un jour je finirais dans une semi-prison, un purgatoire de ce genre, et que c'était une idée effrayante mais attirante aussi, comme l'entrée au monastère ou l'abandon voluptueux à l'irresponsabilité.
Dans les villes grises - Page 3
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Foyer Sonacotra (1996)
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Paris (2001)
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Hall
Je me fais menacer ou harceler par je ne sais qui, à la fac ou dans ma cité U. Quoi qu'il en soit, c'est un immense bâtiment avec un très large hall, qui fait penser à un hall d'hôtel. Il y a beaucoup de monde. Il fait sombre, tout semble gris, poussiéreux, vieux. J'envisage d'aller demander de l'aide à l'appariteur. Je m'approche de sa loge, qui est en fait un comptoir, comme un comptoir d'hôtel, dans le hall de l'immeuble. Un vieux comptoir en bois, assez vieillot, décrépi, même. Il donne, à l'arrière, sur ce qui semble être un bar ou un restaurant, un lieu convivial en tous cas. J'entends parler ou peut-être lis quelque chose au sujet d'une soirée qui aurait bientôt lieu là. J'ai envie d'y aller et d'avoir une vie sociale ici, dans ce lieu grisâtre et délabré.
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Préville (1996)
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Silhouettes indistinctes (2006)
Elle vivait dans un immeuble étroit, avenue de la Libération, qui jouxtait un squat et des maisons bourgeoises terrées au fond de parcs impénétrables. Une zone floue, accablée de voitures jour et nuit. La cage d'escalier était déserte à toute heure. Ses portes auraient tout aussi bien pu n'ouvrir que sur des logements déserts, des tombeaux. Des photos d'elle, nue, en noir et blanc, décoraient le couloir d'entrée. Je me souviens de sa chambre plongée dans le noir, et de l'immense miroir qui couvrait toute la penderie, auquel nous faisions face et où nous regardions nos silhouettes indistinctes faire l'amour sur le lit. Une petite radio diffusait du Chopin en sourdine, dans la salle de bain vieillotte et mal éclairée, avec son carrelage douteux et sa baignoire d'un autre siècle. Il y planait une odeur d'humidité et de vieux murs, mélangée à celle de l'encens et des bougies. C'était l'odeur de Nancy, une odeur de vieillesse immémoriale de solitude, d'inconfort, c'était celle de ma jeunesse, et je l'aimais.
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Rue paisible
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Exactement nulle part
J'ai récemment été avec F. à la fête médiévale qui se tient tous les ans à quelques kilomètres de chez elle. Nous sommes passés en voiture (c'est moi qui conduisais) à travers plusieurs villages sur le trajet, où je n'avais pas remis les pieds depuis cette journée à vider la maison de la grand-mère de L. et dont je n'avais aucun souvenir.
Il faisait incroyablement beau et F. elle-même a fait la réflexion que ça sentait les vacances ; le ciel bleu, la végétation luxuriante, le fait même de rouler en voiture... Je n'avais jamais roulé dans ces communes qui bordent la grande ville, et cela me mettait dans un état mental assez étrange ; c'était comme me retrouver « pour de vrai » dans ces rêves où je marche ou bien roule seul dans la ville, mais dans une version étrangère, parallèle, inconnue.
C'était aussi comme revenir dans certains souvenirs, ou revoir une photo ancienne, oubliée, de ma jeunesse, mais en élargissant son cadre aux paysages environnants, et en ayant une chance d'y entrer, de les explorer. Un voyage dans le temps, l'espace, la mémoire.
Ces villages font partie de ces zones étranges comme il y en a beaucoup autour de la ville, ou plus exactement des non-zones, des non-lieux, juxtapositions incohérentes, comme dans les rêves, de fermes ancestrales bordées par un magasin ACTION ou une pizzéria, et où l'on passe en quelques dizaines de mètres de jardins ouvriers à des tours d'habitation, des maisons Phoenix, des entrepôts, des terrains en friches. On est ni en ville, ni à la campagne, ni dans une zone commerciale ou industrielle. On est précisément, exactement nulle part.
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La mer (1996)
Seul dans mon studio, la nuit, comme au cours d'innombrables autres nuits qui dans mon esprit n'en forment qu'une seule et qui est interminable, je regarde à la télévision une femme aveugle. Elle est filmée de face, dans une chambre vide, et dans la pénombre. Elle sourit sans qu'on sache à qui ou à quoi ; elle parle de son amour de la mer, de ses rêves qui se passent au bord de la mer.
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Direction cimetière
Hier soir j'ai pris le parti d'avancer au hasard, là où mes pas me porteraient. Je suis repassé dans la petite ruelle, espérant revoir cette véranda illuminée qui m'avait émerveillé, hier – une véranda vitrée, à 5 côtés, dans laquelle une gentille petite famille passait le temps, à la lueur de bougies et de petites lampes. Quelque chose de presque insupportablement heureux. Mais cette fois, la maison était plongée dans le noir. Pas de magie deux jours de suite, ou en tous cas pas la même.
Celle d'aujourd'hui allait être plus sombre et plus étrange ; j'aurais dû m'en douter dès le début, dans la rue précédente, avec ce jardin obscur fermé par un grillage tordu et envahi par la végétation, par les ronces, d'où surnageaient quelques petites roses blanches. Je me suis arrêté devant et l'ai regardé longuement, sans savoir exactement pourquoi il me fascinait. Plus loin, alors que j'avais quitté ce petit quartier-là, sans un regret, pour prendre une rue au hasard après la Mairie, je retombais sur la même chose, le même effet ; une petite maison décrépite, au bas d'une longue rue très en pente, avec une grille bien noire, que la végétation recouvrait en partie ; cela cachait l'essentiel de la maison. J'ai toujours aimé ça, cette ambiance de décomposition, de vieillesse, je ne sais pas pourquoi.
J'ai remonté la rue, dont je me suis rendu compte assez vite que je ne l'avais jamais empruntée. Les maisons m'obsédaient comme toujours dans mes balades nocturnes, avec leurs fenêtres illuminées, chaleureuses, qui font se sentir encore plus seul, et renvoient à quelque chose de sans doute très primitif – l'envie d'aller toquer à la porte pour avoir un peu de chaleur et rencontrer des congénères. S'approprier leurs vies, aussi, leur univers, car une maison, c'est un univers en soi. Souvent, rien que la couleur d'un papier peint, un tableau au mur, la forme d'une lampe, font naître des histoires et des fantasmes. Chaque maison est un roman.
La rue débouchait sur la cité. Sur la totalité de mon champ de vision, des HLM de petite taille, des gazons, des chemins bétonnés, des garages ; un monde miniature parfaitement organisé, domestiqué. J'avançai droit devant moi, dépassant des groupes d'ados tranquilles, des pères de famille, personne ne prêtait attention à moi. Les HLM oranges, illuminés, semblaient irréels.
Devant une belle maison : je me plaçai par rapport au réverbère et aux branches des arbres au dessus de moi, pour avoir la plus belle lumière et le plus beau cadrage. Et je réalisai à nouveau que je ne vois pas la réalité ; je vois mes fantasmes, et je n’aborde pas le réel comme un réel, mais comme une matière esthétique, une œuvre qui ne demanderait qu’à être fixée, en appuyant sur un bouton.
En sortant de la cité HLM j'étais à nouveau en terrain connu ; rien ne m'empêchait de redescendre vers la mairie, puis de rentrer chez moi. Mais comme en rêve, je vis à nouveau des chemins et des rues qui montaient vers des quartiers que je n'avais pas remarqués jusque là. Je montai une rue discrète où presque toutes les maisons étaient plongées dans le noir. L'impression d'irréalité se fit plus forte, et culmina quand j'arrivai devant le cimetière. Sa longue muraille terminait la rue et barrait l'horizon ; au dessus, la lune, absolument pleine, jaunâtre, énorme. Le funérarium ressemblait à un bâtiment romain, et avec ses plantes exotiques, en façade, j'eus plus que jamais l'impression d'être dans un décor. De l'autre côté de la route, c'étaient des entrepôts, puis des arbres et la nuit.
Je longeai le cimetière et descendis un petit chemin sous les branches, qui donnait sur les champs ; on sortait de la ville. Mais un autre embranchement menait vers des baraquements militaires à l'abandon, fermés par des barbelés. Le sol était boueux. La sensation d'irréalité laissa la place à d'autres pensées, plus personnelles, des visages anciens me revenaient. Un changement subtil d’ambiance, d’un pas à l’autre, comme toujours, à plusieurs reprises pendant les ballades ; chaque coin de rue, chaque nuance architecturale, chaque subtile modification de l’éclairage emporte vers d’autres mondes intérieurs. Je pensais à Émilie Forest. Je me répétais son nom, comme un mantra, ou comme pour lui redonner un peu de réalité, un peu de chair. Son nom ne m'étais pas apparu depuis des années, et semblait surgi d'une vie antérieure. Émilie Forest ; une apprentie serveuse qui était ma voisine de palier quand j'étais jeune étudiant, et qui fut la première personne que j'y ai connue et fréquentée pendant quelques semaines avant qu'elle disparaisse purement et simplement. Je me suis demandé si elle allait bien.
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Note : en relisant le récit de cette balade, j'ai pensé à Béatrice, en me demandant pourquoi, puisqu'elle n'a jamais vécu dans ce quartier, avant de réaliser que c'est aujourd'hui au cimetière en haut de la côte qu'elle habite, ou pour être plus exact, que se trouvent les cendres de son corps. Je me souviens maintenant aussi que je lui avais donné ce texte à lire, puisque nous parlions de la méditation, qu'elle pratiquait assidument pour tenir aussi éloignée que possible la douleur – en plus des multiples doses de kétamine qu'elle s'envoyait quotidiennement – généralement sans grand succès. Je lui soutenais donc que de se balader dans un certain état d'esprit s'apparentait à une forme de méditation ; avancer sans réfléchir, l'esprit vide, entièrement ouvert aux perceptions d'une part, aux idées et images mentales naissant toute seules, incontrôlées, dans l'esprit, d'autre part.