FRANÇAIS
C'est ma première soirée seul à Nancy. J'ai dix-huit ans. Il fait une chaleur insoutenable, et depuis la veille j'évolue dans une hébétude alcoolique entrecoupée de retraites, torse nu, dans la cage d'escalier de mon immeuble où l'obscurité et le silence sont complets. Je marche au hasard dans la ville. J'ai vaguement conscience de descendre vers le grand parc de la Pépinière, découvert la veille. Une femme en robe noire, au regard vide, me croise, au carrefour d'une rue dont je retiens le nom : Damerval. Je l'entends s'effondrer, derrière moi, à quelques mètres. Je l'aide à se relever et fais signe à un type qui approche, que je vais m'en occuper. Elle est complètement confuse, me tutoyant d'emblée. Elle me dit qu'elle habite rue de la Source et je décide de la ramener chez elle, même si je n'ai aucune idée d'où cela se trouve. Elle m'attire énormément et je me fais des films mentaux pendant qu'elle divague. Elle finit par me parler de sa dépendance au Subutex, de son fils mort, de son père qui s'est tiré une balle dans la bouche. Elle s'appelle Nathalie. Elle me dit qu'elle vit avec un certain Hassan ou Hassen, qu'elle décrit comme obèse et ayant « le coeur sur la main ». Arrivés chez elle, elle trouve porte close et agonit d'injures le Hassan ou Hassen en question, manifestement absent, puis nous redescendons. Elle me dit qu'elle comptait travailler ce soir et je finis par comprendre.
Quand nous ressortons Hassan ou Hassen arrive, obèse au-delà de toute mesure, des bagues aux doigts, un mauvais sourire. La fille essaie de marcher toute seule, trébuche. Elle finit assise à même le sol, dos au mur, dans la ruelle, les cuisses écartées, défaite. Sa culotte noire, transparente, ne cache rien. Je vais pour l'aider à se relever mais Hassan ou Hassen me dit « Laisse. Il va falloir qu'elle se lève toute seule, il faudra bien qu'elle y arrive », sur un ton serein, dénué de toute compassion comme de toute méchanceté, et avec, à mon égard, une curieuse complicité, ou quelque chose qui relève d'une initiation. Elle parvient à se relever au bout d'un petit moment puis ils rentrent chez eux. Elle me dit, avant de nous quitter, que c'est bon pour le plan à trois, qu'untel est au courant, et je ne sais pas si dans son état elle me confond avec un autre, ou si elle joue la comédie devant son lui pour une raison quelconque. Mais elle m'embrasse sur la bouche avant de disparaître. Pendant des années qui suivent, je reviens sans arrêt dans cette rue. Et jamais je ne la revois, ni rue de la Source, ni ailleurs.
Je ne me souviens plus de son visage. Elle est devenue un fantôme comme tant d'autres. J'ai souvent croisé, rue de la Source, une prostituée âgée, perpétuellement debout, parfois assise sur une chaise de bois. Elle se tenait à l'angle avec la rue Saint-Michel, et quasiment devant l'immeuble où Nathalie m'avait fait entrer – au numéro 20, probablement. J'aurais pu l'interroger ; je ne l'ai jamais fait.
ENGLISH
It's my first evening alone in Nancy. I'm eighteen. The heat is unbearable, and since the day before I’ve been drifting in an alcoholic stupor, broken up by shirtless retreats into the stairwell of my building, where darkness and silence are absolute. I wander through the city without direction. I’m vaguely aware I’m heading toward the big park, the Pépinière park, which I discovered the day before. A woman in a black dress, with a vacant look in her eyes, crosses my path at the corner of a street whose name I remember: Damerval. I hear her collapse behind me, just a few meters away. I help her up and wave off a man who’s approaching, signaling that I’ll take care of it. She’s completely disoriented, addressing me informally right away. She says she lives on Rue de la Source, and I decide to walk her home, though I have no idea where that is. I’m incredibly drawn to her and start playing out mental fantasies while she rambles. Eventually she tells me about her Subutex addiction, her dead son, her father who shot himself in the mouth. Her name is Nathalie. She says she lives with someone named Hassan or Hassen, whom she describes as obese and "with a heart of gold". When we arrive, the door is locked. She curses out the absent Hassan or Hassen, then we go back down. She tells me she was supposed to be working tonight, and I finally understand.
As we step outside again, Hassan or Hassen shows up – grotesquely obese, rings on every finger, wearing a sly, unpleasant smile. The woman tries to walk on her own but stumbles. She ends up sitting on the ground, back against the wall, legs spread, undone. Her black, transparent underwear hides nothing. I go to help her up, but Hassan or Hassen stops me: "Leave her. She’s going to have to get up on her own, sooner or later", he says calmly, without either cruelty or compassion, and with, toward me, a strange sort of complicity – or something that felt like an initiation. She manages to get up after a while, and they go inside. Before leaving, she tells me the threesome is on, that someone’s been informed, and I can't tell if in her state she’s mistaking me for someone else, or if she’s putting on an act for him for some reason. But she kisses me on the mouth before vanishing. For years afterward, I keep returning to that street. I never see her again – not on Rue de la Source, not anywhere.
I no longer remember her face. She’s become a ghost, like so many others. I often came across an older prostitute on Rue de la Source, always standing, sometimes sitting on a wooden chair. She stood on the corner with Rue Saint-Michel, almost in front of the building where Nathalie had taken me in – number 20, probably. I could have asked her about Nathalie. I never did.